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Jean-Claude Bélégou deuil et mélancolie TRACES (1978/1980)

 

 

 

Traces, photographies qui présentent, par-delà le désir d'une image claire du passé, quelque chose qui les apparente au dérisoire. Il s'agit de vestiges ou de marques davantage que d'une impression gardée entière et intacte. Ces traces que laisse un passage de lumière sur la surface sensible renvoient constamment à une inaccessibilité, à une altération : ce qu'il reste d'une rencontre avec le réel demeure incertain, bouleversé, doublement absent. Ainsi ces photographies de reflets, images d'une image, où se jouent l'enchevêtrement et la condensation des plans, l'inversion du miroir, l'au-delà et l'au devant des vitrages, où tout figure en mirage, en allusion. Traces encore ces marques d'une mouvance dont la vivacité dissout la forme, ces séries de photographies oscillant entre latence et révélation, ces visions morcelées dans lesquelles se donne à reconstituer un manque.


Faisant immédiatement suite à Empreintes, les prises de vues de Traces sont réalisées l'été 1980 et l'exposition est montrée immédiatement après celle d'Empreintes. Les deux séries seront par la suite réunies en un seul ensemble qui circulera jusqu'en 1983. Si Empreintes privilégie le figé et l'immobile, c'est le flou, le reflet, l'ombre à peine dessinée que montre Traces.

Bibliothèque Elsa Triolet, Harfleur ; Librairie La Licorne, Caen ; Galerie Cordier, Rouen ; Théâtre De L'hôtel De Ville, Le Havre ; Studio Ethel, Paris ; Poterie Iv, Bayeux ; Centre D'action Culturelle, Montbéliard ; Galerie Bock, Innsbruck ; Palais De Tokyo Mission Patrimoine, Paris ; Musée Nicéphore Niepce, Chalon Sur Saône ; Galerie Municipale Du Château D'eau, Toulouse.

Empreintes, Traces, Lieux : tirages argentiques 30 x 40 cm réalisés par l'artiste.

 

Traces

Trahison

Mise en évidence de la position d'absence

dans ces photographies

dans la photographie

(Perspective archéologique : l'image est encore entière)

Miroir aux alouettes

telle est-elle.

Reflets d'un autre, d'un ailleurs qui ne parviennent pas

à prendre corps sur le plan

se rendre présents.

Surfaces peintes, émaillées, chromées, vitres :

étendues vides que seules viennent emplir les reflets.

Les reflets d'absence.

Traces du décès en ces "LIEUX"

Fausse indifférence. Capture du vide

Image en négatif.

Ne croyons plus que la photographie sauve de l'absence.

 

 

 

 

 

 

 

La coïncidence parfaite

toujours troublante

Au temps unique

Temps de la photographie même

Où l'image est image

de son origine

Moment de l'unité, de la réconciliation

Retrouvailles

En un même temps

double degré de l'éloignement

dans cette image

de l'image.

Le miroir.

 

 

  

Jean-Claude Bélégou, textes accrochés dans l'exposition Traces en Novembre 1980 Harfleur.


 

TRACES.

Traces, photographies qui présentent, par-delà le désir d'une image claire du passé, quelque chose qui les apparente au dérisoire. Il s'agit de vestiges ou de marques davantage que d'une impression gardée entière et intacte. Ces traces que laisse un passage de lumière sur la surface sensible renvoient constamment à une inaccessibilité, à une altération : ce qu'il reste d'une rencontre avec le réel demeure incertain, bouleversé, doublement absent.
Ainsi ces photographies de reflets, images d'une image, où se jouent l'enchevêtrement et la condensation des plans, l'inversion du miroir, l'au-delà et l'au devant des vitrages, où tout figure en mirage, en allusion. Traces encore ces marques d'une mouvance dont la vivacité dissout la forme, ces séries de photographies oscillant entre latence et révélation, ces visions morcellaires dans lesquelles se donne à reconstituer un manque.
Nous sommes en ce lieu où la photographie refuse de satisfaire à l'exigence sociale, se dérobe à remplir le rôle qui lui fut assigné au dix-neuvième siècle : rôle de précision, de clarté, de lisibilité, de mémoire fidèle, voire d'objectivité. Nous sommes sur le chemin des empreintes impossibles, de l'impossibilité même de l'appréhension, de ce que l'image offre à voir. Nous sommes sur le chemin des perturbations, images aussi troubles que le souvenir le devient et appelle à le devenir, qu'il y a désir de le troubler, le dissoudre, d'atteindre l'oubli.

Jean-Claude Bélégou, texte paru pour l'exposition Traces en Octobre 1980 Harfleur

 

 

" Des personnages qui se meuvent dans une ambiance tendue, contrastée et compliquée qui accroche, comme un monde inconnu à contempler dans sa somptuosité de matières, de feuillages, d'ombres, et de contrastes."

Christian Caujolle, Libération 10/6/80.

 

 

"Déconcertantes, ces images? Au premier regard, elles le seront pour beaucoup. Des flous, des traces, des cadrages contre les règles, à peine des photographies <<Quand j'obtiens une telle image, je la jette>> diront quelques-uns et dans une certaine mesure chacun a fait un jour ce type d'image. Ce qui caractérise ce travail c'est la volonté d'explorer en profondeur ce bord de la photographie, cette marge, souvent abordée mais vite oubliée. Cette sélection avait-elle sa place dans un journal préoccupé des métiers de la photographie?

Il est aisé de tourner la page et de rejeter une telle démarche. Pourtant, il me semble essentiel que tous ceux qui pratiquent l'image acceptent de s'y arrêter un moment. L'image vit encore dans l'enfance. Qu'est-ce qu'un siècle et demi pour un art?

Le travail de Jean-Claude Bélégou oblige à une interrogation sur la photographie, rappelle que tout n'est pas aussi simple qu'il y paraît. D'autres voies de création existent, encore peu explorées, qui pourraient bien tenir une place importante dans la photographie de demain. Jean-Claude Bélégou mène depuis dix ans une réflexion sur la photographie, réflexion qui s'exprime à la fois par des textes et par des images. Le point commun des diverses voies qu'il a déjà prospectées me paraît être un combat contre l'illusion photographique. L'illusion photographique c'est, entre autre, de croire que la photographie se borne aux images vues tous les jours. Images de représentation d'un monde existant. Images naturalistes comme les appelle Jean-Claude Bélégou. Bien sûr l'image photographique joue un rôle primordial dans le souvenir, dans l'attestation de l'existence et Barthes a amplement développé cet aspect dans <<La chambre claire>> : <<Elle peut mentir sur le sens de la chose, étant par nature tendancieuse, jamais sur son existence>>. La photo de famille, la photo de reportage, la photo documentaire appartiennent à cette catégorie. Ce serait s'enliser dans l'illusion photographique que de croire que ces catégories d'images constituent l'essence de la photographie, elles n'en sont que l'utilisation première, pratique ; immédiatement perçue par les scientifiques qui ont cru qu'ils inventaient un mode de reproduction de la réalité. Alors que c'était tout autre chose, qu'à leur insu, ils ont donné à l'artiste.

Une autre forme de l'illusion photographique que combat Jean-Claude Bélégou consiste à faire semblant de croire que la photographie est un art populaire. Serait ce parce que chaque Français moyen a un stylo à bille que la littérature est devenue art populaire? Il semble que le public soit plus nombreux à certaines expositions de photographie qu'à certaines expositions de peinture. Certes. Mais ce qui est perçu alors n'est-ce pas que le comble de l'illusion photographique, c'est-à-dire l'anecdote. Ce qui fait si bien monter la cote des photographies anciennes, c'est qu'on y reconnaît tel écrivain ou tel vieux quartier d'une ville. La photo n'est pas perçue en tant que photo avec un mode d'expression qui lui est propre, mais en tant que représentation. On a plaisir à la retrouver car à travers elle chacun reconstruit le passé dont il a besoin.

La photographie art populaire?

Oui, au prix d'une distorsion dont Jean-Claude Bélégou a relevé le fonctionnement dans un de ses écrits qui accompagnent ses expositions avec l'avalanche de questions qui accompagnent l'image : C'est où? C'est quoi?...C'est où?... C'est quoi?...

Ces perpétuelles interrogations, ces besoins de rattacher à des faits, des lieux, des gens connus, ces besoins de faire découler l'image de ce que nous avons coutume d'appeler réalité n'expriment-ils pas la panique devant l'objet photographique en lui-même? Impossible de se taire, impossible d'accepter la réalité du morceau de papier qui se suffit à elle-même, qui ne suppose aucun rattachement à aucune réalité. Jean-Claude Bélégou apporte d'ailleurs aussi la réponse si rarement perçue :

<< C'est sur une photo, du bromure d'argent noirci à la lumière...

Des traits qui convergent, se croisent, une perspective de fuite...

De la lumière, de la brillance, quelque chose qui pend...>>

La photographie en elle-même, pour elle-même et non asservie à une représentation. La photographie pure qui est à la photographie habituelle, ce que l'abstraction et toutes les recherches formelles qui suivirent, furent à la peinture figurative. A propos de ce passage à la peinture pure que représente l'abstraction, Lévi-Strauss écrivait que l'oeuvre était réalisée non parce qu'elle était <<bonne à voir>> mais <<parce qu'elle était bonne à penser>>.

C'est à une réflexion sur le processus photographique lui-même que nous entraîne Jean-Claude Bélégou.

L'ensemble de son travail comprend 160 photographies groupées en trois ensembles <<Empreintes>> et <<Traces>> mis au point en 1980, suivis d'un autre volet <<Vifs?>>.

La sélection partiale présentée ici emprunte essentiellement à <<Traces>> et <<Vifs?>>. <<Traces>> allie pour moi le bonheur de la réussite formelle et le goût de la quête sur les limites de l'objet photographique. Tout un jeu du mouvement, tel que seul l'enregistre l'appareil photographique, et qui échappe à notre oeil, des gammes de blanc sur blanc, des négations de stéréotypes, telle la femme au bain qui, au lieu de l'habituel instant de charme, nous plonge dans un monde de corps mutilés... La vitre, la lumière, le reflet, tout un univers de passage, de transition, tout un univers d'incertitude, un inter-monde en quelque sorte, où la photographie et le photographe s'accomplissent. <<Empreintes>> va plus loin peut-être dans le constat de l'inexistence de la réalité, du néant de l'être.

Le sujet présent sur l'image, représentés comme nous y sommes accoutumés, a pourtant perdu tout son poids d'existence, il appartient à un autre monde uniquement photographique. Et si la transubstantation de l'objet en lignes photographiques m'enchante, le même traitement appliqué à l'être humain me glace. Peut-être parle-t-il trop fort d'une négation, peut-être parle-t-il de la menace d'une destruction, d'une mort, qu'un appétit de vivre m'a empêché de retenir..."

Ginette Bléry, Jean-Claude Bélégou : Combat contre l'illusion photographique, Le Photographe n°4, 1981.

 

 

 

" Jean-Claude Bélégou expose ses images, jeu de cache-cache avec la réalité. Bel exemple de talent qui mûrit loin du parisianisme."

Alain Dister, Le Nouvel Observateur, 15/8/8.

 

 

 

"-L'ensemble de ces photographies présente une indéniable unité de démarche, de climat, et, en même temps une mise en oeuvre diversifiée de moyens de directions de travail. Comment conçois-tu cette unité plurale?

- A l'origine de mon travail, il y a un parti pris qui s'imposait pour moi comme une mesure globale : celui de la construction des photographies ; et ceci en fonction d'un refus de la vogue <<naturaliste>> des années 70, à mon opposition au culte mystifiant du << naturel>>, du spontané, du vivant, et tous les discours sur le rôle du photographe, réduit à ce qu'il donnerait à voir ce que les autres ne trouveraient pas le temps de dénoter. Ou si l'on veut mon refus de l'anecdotisme.

Dans le même mouvement, je voulais que mes images s'imposent en tant qu'images, et que, comme telles elles résistent à une lecture de type référentiel. Cet ensemble s'accompagnait enfin d'un rejet de l'image à sensation, - ma vision sur des visions de quotidienneté.

Il ne s'agit pas d'une position qui serait arbitraire, mais d'un parti pris lié à une réflexion sur l'idéologie et ses mécanismes. L'idéologie vise, en effet, toujours à faire passer pour naturel, ce qui relève d'un fonctionnement social ; ce qui est vrai non seulement de ce qui est représenté (le référent) mais aussi de l'image photographique elle-même, de son processus, qui est alors vécue comme objective, fidèle, etc. Il me fallait que la trahison apparaisse.

Implicitement je cherchais donc à élaborer une image qui aille dans le sens d'une conscientisation, mais tout en me méfiant de ce qui deviendrait un art didactique, c'est-à-dire d'un terrorisme de la pensée sur le côté sensible (le matériau, l'élaboration esthétique, le figuré, etc.) de cette expression plastique.

Je crois qu'il n'est pas vain de rappeler que ce travail a été mené sur six années, de 1974 à 80, et que, nécessairement, au fil du temps, se transformaient à la fois ma pratique photographique, à la fois ma réflexion théorique sur cette technique d'image.

J'ajouterai qu'il faut prendre en considération l'extrême souplesse de la photographie qui est une technique qui permet rapidement d'explorer des directions différentes. Cette pluralité d'investigations me semble non seulement légitime, mais encore nécessaire au travail de l'artiste, constitutive de la photographie. (...)

Enfin, errer me paraît un cheminement à certains moments indispensable.

- Ainsi, il y a encore dans certaines de tes photographies une dimension onirique...

- Oui, explicitement quelquefois, c'est-à-dire quasi fantasmatique, peut-être implicitement dans toutes. C'est toujours une façon de fiction.

- Cette question de l'articulation entre la théorie et une pratique plastique (ici, d'images photographiques) me paraît primordiale. Ce choix que tu as fait de mener cette pratique en même temps qu'une recherche théorique (philosophie) - tout en ne les liant d'abord que de façon discrète - aurait pu mener à des impasses, des blocages...

- Il y a peu de recherche théorique sur la photographie. en 1975, lorsque j'ai mené mon travail universitaire sur <<Photographie, art et idéologie>>, nous n'avions guère que Bourdieu et Gisèle Freund. Aujourd'hui (Sontag, Barthes, mais aussi Denis Roche) la situation a évolué parce que la position globale de la photographie est à un point de rupture qualitative : elle entre dans la sphère des légitimités (La Chambre Claire de Barthes est à ce propos un ouvrage révélateur. Non seulement car ainsi Barthes accompagnait une reconnaissance de la photographie, dans une intelligentsia traditionnellement réactionnaire à l'égard de ce mode de production d'images, mais surtout parce que Barthes, tout en prenant le train en marche et donnant ses lettres de noblesse à la photographie, a totalement abandonné son analyse sémiologique, mécaniste et référentielle, de la photographie - celle des Mythologies - pour épouser une approche lyrique, voire franchement affective, de cette image. C'est-à-dire qu'il y a aussi de la régression dans la Chambre Claire) en tendant à émerger de son emprisonnement au sein de des fonctions sociales pragmatiques originelles.

Il s'agissait alors pour moi de mettre en oeuvre une praxis, au sens d'une liaison dialectique théorie/pratique. Il me semblait impensable d'agir autrement dans la mesure où ceci aurait été inéluctablement suivre <<la pente naturelle>> de l'idéologie dominante... Bien sûr il peut y avoir des transgressions impensées d'un côté, et l'on ne rompt jamais totalement avec l'idéologie de l'autre.

Enfin qui peut croire encore en la spontanéité de la production artistique?

- On ne peut précisément comprendre ton travail que par référence à une analyse des fonctions sociales de la photographie...

- Absolument. Outre ce que j'ai indiqué tout à l'heure comme refus de la redondance de cette photographie anecdotique (dont l'essor fut lié à un nouveau type de consommation de masse de la photo : en même temps que se répandait l'usage du 24 x 36 et qu'un marché était à surgir, qu'il fallait faire consommer de la pellicule aux amateurs, on glorifiait le <<faire vivant>>!) L'ensemble de mes photographies est à voir en référence à la fonction de solennisation de la photographie. Ce caractère figé, solennel, voire hiératique et ostensiblement artificiel, de mes images désire rappeler que toute photographie s'appuie sur une fonction commémorative et que ce rôle de commémoration et de mise en valeur a été déterminant dès 1840 (Nadar, Nègre, Hill, mais aussi plus tard Atget). En cela la photographie perpétuait la grande tradition du portrait peint, telle qu'elle avait émergé chez Van Eyck ou Holbein, et s'était modifiée jusqu'au dix-neuvième siècle (Ingres). Mais elle la renouvelait et la renforçait de par sa spécificité : d'être nécessairement image empreinte de quelque chose qui a effectivement existé, de nouer un nouveau lien de l'image au réel.

- Ce caractère hiératique de tes photographies, valable aussi bien pour les <<portraits>> de femmes que les images de lieux, comporte en permanence un caractère mortuaire...

- Toute photographie est à sa façon un monument. Mes images ne cherchent nullement à procurer l'illusion de l'existence effective (vivante) de ce qui est figuré, mais à marquer l'extinction de vie qui se joue dans la photographie, laquelle est par définition cette empreinte de ce qui n'est plus, n'a d'ailleurs jamais été de cette sorte... Mes photographies se présentent alors comme le point ultime d'un vide. Une sorte de momification.

- Ce qui fait souvent dire que tes images sont tristes ou sombres...

- Oui mais ce n'est pas intéressant de dire cela parce que c'est voir les choses d'un point de vue psychologiste (<<tristes>> <<intimistes>>) ou formaliste (<<sombres>>). Or il n'y a nulle psychologie dans ces images de femmes par exemple. Ou alors c'est l'histoire vue du côté du valet de chambre comme écrivait Hegel.

Ce qui est essentiel, c'est ce tissu de références dans une utilisation de la photographie qui est une volonté réfléchie de renvoyer constamment à ses spécificités d'image photographique, à son caractère d'image fixe, partiale, à ce qu'elle est un lieu privilégié de fixations. Simplement on peut encore dire qu'il y a un jeu mélancolique, de deuil (Barthes écrit son livre au moment de la mort de sa mère. John Berger dans l'Air des Choses des études à la photographie après la mort de son père, etc.) sur lequel je travaille.

En effet il faut encore parler de cette dialectique de la présence et de l'absence dans la photographie. C'est le point nodal de cette problématique de l'illusion que produit l'image photographique. C'est extrêmement ambigu : on ne peut parler, ainsi qu'on l'a fait pour le cinéma, d'une impression de réalité ; le support est toujours présent avec les délimitations qu'il impose et l'image est fixe. Ce serait plutôt une impression d'actualité - en face de laquelle je cherche dans mes photographies un contre-pied de distanciation : c'est là mais ce n'est plus là, la noirceur de l'image doit résister... Son arbitraire, sa trahison explicite fonctionnent de même, tout comme l'immobilité ou les gestes suspendus des personnages...

- Pourtant ces photographies floues (la série du <<voyage à Paris>>, ou les flous de mouvement, ou encore les reflets altérés de cette femme au bain...) nient cette représentation figée et claire. Ici le monument est brouillé...

- Ceci m'est une autre façon d'aborder cette corrélation de la photographie au réel dans sa spécificité d'empreinte d'un côté, de l'autre dans son inscription au sein de fonctions sociales déterminées. Nous sommes dans une autre mise en forme de l'absence, mise en forme qui joue également différemment sur le problème du temps. Autre figuration de l'insaisissable. Le mouvement est toujours entravé, ici par le caractère figé, là parce qu'il dissout les formes, se dissout.

En quelque sorte mettre en images la fugacité de l'impression photographique en usant des mécanismes spécifiques à cette technique d'image - dans le flou notamment.

C'est ma tentative de mettre en oeuvre cette double dialectique : présence/absence - conservation (clarté)/oubli (perturbation, altération).

C'est enfin une manière d'insistance sur le caractère dérisoire de toute photographie : elle ne sauve de rien, pas même de l'oubli...

Dans la  présentation de la série Traces, j'écris :

<< Traces, photographies qui présentent, par delà le désir d'une image claire du passé, quelque chose qui les apparente au dérisoire. Il s'agit de vestiges ou de marques davantage que d'une impression gardée entière et intacte. Ces traces que laissent un passage de lumière sur la surface sensible renvoient constamment à une inaccessibilité, à une altération : ce qu'il reste d'une rencontre avec le réel, demeure incertain, bouleversé, doublement absent.

Nous sommes en ce lieu où la photographie refuse à satisfaire à l'exigence sociale, se dérobe à remplir le rôle qui lui fut assigné au dix-neuvième siècle : rôle de précision, de clarté, de lisibilité, de mémoire fidèle, voire d'objectivité. Nous sommes sur le chemin des empreintes impossible, de l'impossibilité même de l'appréhension de ce que l'image offre à voir. Nous sommes sur le chemin des perturbations, images aussi troubles que le souvenir le devient et appelle à le devenir, qu'il y a désir de le troubler, le dissoudre, d'atteindre l'oubli.>>

- Mais encore, quelquefois tu parles d'une <<irritation>> par rapport aux habitudes de perception de l'image photographique?

- Effectivement, on ne sait pas encore regarder une photographie, les commentaires ne parlent le plus souvent que de ce que l'on peut reconstituer (ou imaginer, voire délirer) de ce qui a été photographié (C'est où? C'est quoi? C'est qui?). Ceci est bien sûr un problème de culture photographique et se trouve aussi lié à la fonction sociale dominante de la photographie (référentielle, documentaire, anecdotique) et aux usages sociaux particuliers qui en ont découlé : le scoop par exemple, ou, à l'inverse, la photo familiale. Mais c'est vraisemblablement bien davantage : le caractère d'empreinte précisément.

En réalité, cette <<irritation>>, cette interrogation, inquiétude, ne se jouait pas seulement par rapport à la façon dont les autres pouvaient recevoir, lire, une photographie, mais également était consécutive à mon propre vécu de la photographie, c'est-à-dire ma propre impossibilité d'oublier le référent parce qu'il a fait partie de mon expérience. En cela cette volonté de ne donner à voir (et de ne conserver pour moi-même) que des vues altérées est une façon de provoquer l'oubli en même temps que de provoquer le jeu nécessaire à une reconstitution du manque. C'est une certaine organisation de la frustration. Il s'agit de forcer le spectateur à se rendre compte qu'il n'a à voir que cette image, et que, celle-ci bien loin de lui faciliter sa vision vient s'interposer en tant que telle avec ses spécificités et sa force entre lui-même et la réalité qu'il voudrait bien avoir à reconnaître.

Par ailleurs ces images, celles du voyage à Paris surtout, peuvent quelquefois avoir été assimilées à des <<photos ratées>>, elles ont effectivement un air de familiarité avec ces dernières. Prises au travers d'une vitre un peu sale, et affectée d'une multitude de reflets, à une vitesse d'obturation suffisamment lente pour obtenir des flous, elles présentent aussi des anamorphoses et un manque de <<définition>>. En définitive si on peut les comparer à des photos ratées, c'est parce qu'elles ne sont pas des images claires du réel. Qu'elles trahissent explicitement.

Il y a là tout un travail par rapport à la photographie d'amateur, laquelle est vraisemblablement l'application la plus désespérée de la photo. Je parle de ces photos <<mal cadrées>> dans laquelle les têtes sont coupées par exemple, ou toujours affectées d'un flou dû au bougé de l'opérateur ou la mauvaise qualité de l'optique... Je trouve cela très séduisant, c'est le pathos social moderne! Là encore ces photographies sont à considérer en relation à cette analyse des fonctions sociales. Mais ce jeu de références s'effectue également à travers celles qui sont faites à l'histoire de la photo, et des arts plastiques plus généralement. Ici on pourra reconnaître un clin d'oeil à Kertesz, là un hommage à <<L'impression soleil levant>> de Monet...

- Le travail que tu as mené sur les flous dont nous parlions plus haut mais aussi les reflets (brouillés par la matière, l'eau, le sable...) se place ainsi que tu l'as dit dans une volonté de se déjouer de la fonction référentielle de la photographie, donc de ses usages sociaux dominants, peux-tu encore préciser de quel point de vue tu te places dans cette utilisation de la photographie, lorsque tu parles de dérision : comme photographe ou non-photographe (Je pense au narrative-art)?

- Absolument et d'emblée comme photographe. Mon travail est un travail sur la photographie et non contre elle. Il ne s'agit pas de la nier en elle-même, contrairement à ceux qui l'utilisent en fait comme une anti-image, ou au moins une anti-peinture, ou prétendent au non art... C'est pour cette raison que mes images veulent toujours être parachevées, et que les altérations de la représentation, lorsqu'il y en a, sont produites par la photographie elle-même (au niveau de l'empreinte) et non par une destruction de la photographie, ou des photographies <<négligées>>.

Par ailleurs cet achèvement esthétique, joue aussi comme moyen de distanciation ; ce qui n'empêche pas une éventuelle séduction. Cette dialectique aussi est constitutive...

- Quel type de relation entretiens-tu alors avec le réalisme?

-  La photographie, pas davantage que d'autres modes de production d'images, n'est nécessairement réaliste et il est navrant de le voir aussi souvent confondu avec l'anecdotisme ou le <<faire vivant>>... Le réalisme est toujours un parti pris social, souvent explicitement politique, mais il ne peut opérer que par des artifices. Refuser l'esthétique parce qu'on refuse l'académisme désuet (vide de sens) est profondément alogique. Le réalisme s'effectue dans une mise à jour du sens. En cela mes photographies sont réalistes et pourtant elles sont toujours construites, il ne s'agit ni d'accident, ni d'une quête de hasards ou de rencontres. Elles sont toujours faites à un moment où je suis là / où nous sommes là pour faire de la photographie. C'est-à-dire de l'artifice, de la fiction.

Dans la série <<le voyage à Paris>>, photographies prises depuis l'express, le long de la ligne de chemin de fer, ou dans le miroir au bain, cette vision procède d'une autre ambiguïté. On pourrait en effet l'assimiler à une vision réaliste, plus réaliste que si elle donnait à voir des images nettes, parce qu'il y a reconstitution d'une impossibilité à fixer son regard sur quelque chose, d'un réalisme visuel. Pourtant ces images déréalisent précisément parce qu'elles fixent cette mouvance. Il y a également la réalité temps, l'éphémère.

Enfin, quant à statuer sur leur nature sociale, elles sont sociales dans la mesure où elles sont un travail sur la photographie comme mode social d'une part, et que d'autre part, elles visent à donner une certaine image du déchirement...

La grande naïveté de quelques uns a été de croire qu'en photographie, ou ailleurs mais particulièrement en photographie, faire du social avait pour critère le référent. D'où le misérabilisme...

- Comment est-ce que dans ce contexte, rends-tu compte du fait de photographier des femmes - et de la façon dont tu les photographies?

- La question essentielle par rapport à la photographie me paraît ici de savoir dans quelle mesure, contemporaine des nouveaux rapports sociaux issus de la révolution bourgeoise, elle coïncide ou non avec la tendance à la réification des rapports sociaux, c'est-à-dire des relations aliénées dans lesquelles l'un devient un objet pour l'autre, mais aussi où ces relations d'aliénation deviennent en quelque sorte plus subtiles, moins apparentes...

La photographie de <<scoop>> par exemple, images dans lesquelles la tragédie et le combat humains sont réduits à un spectacle, à une image à sensation, s'intègre parfaitement sur ce schéma des <<apparences réifiées>>.

C'est la majeure partie de l'utilisation de la photographie dans les médias... Et c'est encore ainsi que procède la photographie de mode, de publicité, et non seulement le reportage, dans cette réduction de la femme à un objet.

Mais ceci n'est pas constitutif de la photographie. Cependant, toujours parce qu'elle est empreinte, le problème du rapport au <<photographié>> est tout autre que dans la peinture par exemple. La façon dont on faisait poser les modèles dans les ateliers d'Académies au XVIIe siècle n'est pas immédiatement pertinente dans la lecture des tableaux ; il n'en est pas de même dans la photographie parce qu'elle implique directement l'autre par son image. et aussi parce qu'il y a davantage tendance (inhérente à l'outil même) à travailler à son insu...

Ainsi même lorsque je travaille en <<reportage>> (ce qui m'arrive quelquefois) j'agis toujours en sorte que ma présence soit ostensible, que ceux qui sont photographiés le sachent et adaptent leur comportement en conséquence, et, si faire se peut, que l'on sache sur l'image qu'ils se savaient photographier, qu'ils étaient en représentation...

Dans mes images construites, les <<portraits>> cela va encore plus loin puisqu'il s'agit de tendre à une élaboration commune de l'image. Cette volonté se place donc dans une remise en cause des rapports de domination qui opèrent habituellement entre photographe et photographié(e) dans la photographie professionnelle comme d'ailleurs souvent dans la photo familiale.

C'est-à-dire que je refuse cette notion de modèle, conçue à la fois selon l'assujettissement du photographié(e) en un objet (que précisément l'on modèle) et que l'on cherche à imiter, avec tous les types sociaux qui s'y investissent alors : domination de celui qui possède les outils de production, dominations hommes / femmes, etc.

En photographie ceci aboutit toujours à une image chosifiée de la personne photographiée, telle qu'on la rencontre inévitablement dans les médias, la publicité, la mode, l'académisme.

Au niveau de ma démarche, mes photographies sont donc l'aboutissement d'une part d'un projet conçu et discuté avec la personne photographiée, d'autre part d'une latitude totale de <<mouvance>> à l'intérieur du cadre que nous nous sommes alors fixé. Cela suppose bien sûr une multitude de <<correspondances>> entre les femmes avec qui je travaille et moi-même.

Mais aussi comme je le dis par ailleurs, une multitude de trahisons mutuelles...

- L'image que tu donnes des femmes?

-  Il y a une grande passivité gestuelle et de grands vides (ce qui est vrai aussi par rapport aux cadrages - les décentrements les ouvertures, fenêtres, etc. fonctionnent davantage comme appels de lumière que comme ouverture sur l'extérieur ; à l'intégration aux <<décors>>) voire des vues parcellaires (les photographies vues de dos par exemple) et aussi beaucoup de choses comme en suspension dans ces images de femmes. ce ne sont pas des images d'activisme ou de triomphes...

Ce sont des femmes-consciences. Le moment du retour en soi de la dialectique.

- Si je reviens sur le problème de l'absence, en ce qui concerne les photographies de lieux...

- C'est une troisième représentation de l'absence dans mon travail. D'ailleurs ce sont toujours des lieux dans lesquels je retourne pour y faire des photographies après que j'y ai vécu quelque chose. (Si ce ne sont les chambres d'hôtels, parce que ce sont par excellence des lieux vides de vie, les lieux du provisoire et du contingent). Là encore, c'est un aspect commémoratif de la photographie. Ces lieux sont déserts, j'ai dit un jour << comme si il y avait eu la guerre>>, c'est-à-dire des lieux soudainement abandonnés.

Mais en même temps ils se donnent (en analogie avec ce qu'au cinéma on nomme photographies de repérage) comme des lieux dans lesquels il pourrait se passer quelque chose, ou encore, si l'on veut, tout comme les images de femmes renvoient à des présences qui sont en même temps des absences, ces lieux déserts sont des absences affectées de présence en filigrane.

Les statues emplissent un peu ce rôle aussi...

Toujours jouer des ambiguïtés de la représentation photographique.

Jean-Claude Bélégou, auto entretien, Nordeste, N°1, Déc. 1992.

 

 

"(...) En dehors de toute théâtralisation subsiste une photographie créative qui continue de surprendre, dans la réalité, des moments poétiques. On sait qu'il ne s'agit plus seulement de faire la chasse à d'heureux concours de circonstances.(...) Pour Jean-Claude Bélégou, l'important n'est plus évidemment de collectionner les photos réussies. Leurs images commencent par mettre le spectateur au défi de dire pourquoi elles seraient réussies. Elles sont affirmation de vérité, mais d'une vérité qui concerne autant le monde intérieur du photographe que le monde extérieur. C'est leur modernité. La différence avec une photographie traditionnelle pleine de <<sentiment personnel>> peut sembler mince. Elle est en fait considérable. Car il n'y a pas là une <<nature vue à travers un tempérament>> qui s'y ajouterait ou la précéderait, mais la nature et le tempérament qui surgissent indissociables comme les deux faces d'une même photographie. Dans l'instant de la prise de vue nul ne peut faire la part du réellement perçu et de l'involontairement imaginé. plus elle est spontanée et, en un sens, objective, plus l'image laisse s'engouffrer de décisions inconscientes quant à l'angle, l'instant et la lumière"

Jean-Claude Lemagny, La matière, l'ombre et la fiction : l'épaisseur du temps, La Recherche Photographique n°4.

 

 

 

 

"Jean-Claude Bélégou a beaucoup réfléchi et écrit sur la théorie de la photographie, ses rapports avec la société, son rôle dans les idéologies de notre époque. Il fait lui-même des photographies depuis 1970. Images très pensées qui ont leur vie propre en-dehors de toute démonstration appliquée, et expriment les inquiétudes instinctives de la jeune photographie d'aujourd'hui.'

Jean-Claude Lemagny, Récents Enrichissements de la Bibliothèque Nationale, Photographies n°7, 1985.