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Jean-Claude Bélégou La revanche de la chair : ARTISTE & MODÈLE(S) (2004/2005)

 

artiste et modèles

 

Reprenant le travail d'autoportrait commencé avec Visages puis Erres dans les années 90, mais aussi le travail sur la relation au modèle abordé dans le corps à corps dans les années 80, la série Artistes & modèle(s) interroge l'un des fondements de l'histoire de l'art comme celui d'une longue tradition picturale. Si dans la peinture l'artiste re-présente le modèle, dans la photographie l'artiste prend l'empreinte du modèle sur la surface sensible.

Toute photographie suppose un avoir été-là une confrontation au réel, toute photographie est corps à corps, emprise avec le réel. Le travail de Noir Limite en 1988/89 Corps à corps était aussi un travail sur le photographique lui-même. Mon choix de travailler avec ma main sur le corps du modèle, sur l'étreinte n'obéissait pas seulement à la volonté de rendre compte de l'intérieur de cette étreinte, c'est à dire du point de vue d'équivalences visuelles de la sensation et de la subjectivité et non d'un point de vue extérieur, mais aussi à cette volonté de reposer la question de l'immersion dans le réel photographié, toute prise photographique est immersion dans le réel, il faut avoir été là, s'y être frotté.

Le projet Artiste et modèle(s) doit être ce qu'on appelle le projet d'une mise en abîme, puisque le modèle joue à être le modèle et l'artiste à être l'artiste, mais ils sont effectivement le modèle et l'artiste... Si il y a prise, il y a de l'autre côté, du côté du modèle, offrande. Celle-ci est possible puisque le moment de la prise de vues est celui d'une fiction. Du jeu sans enjeu autre que l'œuvre.

La série a été créée à Toulouse au Château d'Eau en 2009.

Tirages jet d'encre pigmentaire 60 x 60 cm réalisés par l'artiste d'après originaux argentiques numérisés

 

 

 

 

ARTISTE ET MODELE(S).

 

 

Le modèle imité ou le modèle recréé.

Modèle à la fois celui que l’on imite (analogon) et celui que l’on façonne, que l’on crée (poïesis). Terme ambigu puisque l’on peut tirer soit du côté de l’imitation (portrait psychologique ou social)  soit du côté de la création (le modèle modelé, mis en scène conformément à un imaginaire, celui de l’artiste).

Mon travail se situerait plutôt du côté de la poésie que de l’imitation.

Le modèle serait donc médiation entre un imaginaire et un réel devenant objet de l’empreinte photographique, mis en scène afin d’être mis en image. Autrement dit le modèle est l’incarnation d’un monde intérieur, sur lui sont projetées les idées de l’artiste, il devient support fantasmatique et la mise en scène du modèle est mise en acte. Il est médium entre l’imaginaire et le réel. Son corps, son être sont recréés.  Paroxysme de la fusion : le modèle devient l’alter ego de l’artiste.

Le modèle  Muse ou Égérie

Parce que la création plastique est un acte d’une extrême solitude, non seulement bien sûr physique et sociale, mais plus encore mentale, d’une aridité sans bornes dans la confrontation constante à l’oeuvre, parce qu’elle suppose sacrifice d’une part de la vie sociale, de ses certitudes et de ses distractions, parce que l’artiste est livré à l’incertitude constante de sa solitude, au doute aride d’une activité dans laquelle n’existe aucune recette et dans laquelle savoir et savoir-faire sont sans cesse remis en cause, le modèle s’insère comme seule présence humaine dans l’instant vivant de la création. Le modèle est seul témoin de la genèse de l’œuvre, seul à partager humainement ce moment privilégié de la création.

Parce que le modèle est aussi une des sources (les autres étant innombrables et plutôt spirituelles et culturelles) de l’œuvre en accomplissement, il ne joue vraisemblablement pas seulement un rôle de modèle mais aussi de déclencheur de l’acte de création. Ainsi rapporte-t-on Degas ou Rodin laissaient évoluer librement les modèles dans leurs ateliers « croquant » à l’improviste un geste, un mouvement susceptible de déclencher, d’inspirer le désir de faire oeuvre.

Le modèle entre ainsi seul dans l’intimité de la création, s’immisçant dans la relation de l’artiste à l’œuvre, brisant sa solitude et dès lors devient lui-même objet intime, dans le meilleur des cas complice, même momentané, même malgré lui, quand bien même complice illusoire puisque le souci de l’œuvre reste celui seul de l’artiste..

Une relation à trois.

Mais il y aussi un troisième terme : l’œuvre. Dans Le Chef d’œuvre inconnu de Balzac (dont Rivette a livré une très libre adaptation dans La belle noiseuse) ou dans L’Oeuvre de Zola le modèle ne peut que devenir jaloux de son image : au modèle l’artiste préfère l’image du modèle, c’est-à-dire son image à lui l’artiste (toute œuvre n’est-elle pas un autoportrait ?). Au réel il finit par préférer l’imaginaire, au corps le mental, à la chair vivante du modèle la chair de la peinture elle-même. Claude Lantier, le peintre de L’Oeuvre finit par ne plus s’intéresser à Christine son modèle, qui est aussi sa femme, il ne la voit plus, il n’a plus aucune attention pour elle, il n’aime que la peinture qu’il en a faite. Dans Le Chef d’œuvre inconnu, Gillette la maîtresse du jeune Nicolas Poussin qu’il prête pour modèle au vieux peintre Frenhofer, voit dans ce geste de son amant le sacrifice de leur amour au bénéfice de l’art, de la peinture :

«  Elle leva la tête avec fierté ; mais quand, après avoir jeté un coup d’œil étincelant à Frenhofer, elle vit son amant occupé à contempler de nouveau le portrait qu’il avait pris naguère pour un Giorgione : «  Ah ! dit-elle, montons ! Il ne m’a jamais regardée ainsi. »

Pygmalion

De la femme devenue œuvre et s’effaçant derrière l’œuvre, on passe à l’inverse : l’œuvre devenant femme, le marbre devenant chair. Le "pygmalionisme" représente l’extrême du couple à trois modèle/artiste/oeuvre : Pygmalion en souhaitant que sa statue Galatée, représentation de la déesse Aphrodite dans certaines versions du mythe, dont il est tombé éperdument amoureux devienne femme, que le marbre s’anime, abandonne, lorsqu’il est exaucé par Vénus, le monde de l’art pour celui de la vie, Galatée n’est plus œuvre, elle est femme.

L’interdit du modèle?

Relation de contemplation ou relation de désir ? Le paradigme dominant de la relation du spectateur à l’œuvre d’art comme celui de l’artiste au modèle est contemplation et non point désir (Kant, Critique de la faculté de juger, Analytique du beau). Contrairement au désir la contemplation ne consomme ni ne détruit son objet, elle le laisse intact hors d’elle. La vierge désirée et consommée cesse par la même d’être vierge, la vierge contemplée sort inchangée de ce regard. Tout au plus a-t-elle pris conscience de ce qu’elle pouvait être objet digne d’être contemplée, de sa beauté.

Entre l’artiste et le modèle la distance s’impose donc d’abord : le modèle est sacré, protégé par des interdits : l’interdit d’y toucher, l’interdit du désir : « Déjà il avait oublié la jeune fille, il était dans le ravissement de la neige des seins, éclairant l’ambre délicat des épaules. Une modestie inquiète le rapetissait devant la nature, il serrait les coudes, il redevenait un petit garçon, très sage, attentif et respectueux. » (ibidem, page 70) note Zola à propos du peintre dessinant pour la première fois Christine endormie, à son insu.

La transgression de l’interdit : modèle ou maîtresse ?

 Pourtant rien n’est si simple : « Chaque fois que j’attends un modèle, même si je suis pressé par le temps, je suis enchanté quand le moment approche et je tremble quand j’entends la clé tourner dans la serrure. » (Eugène Delacroix, Journal,  14 juin 1824) et encore : « Dimanche

18 Avril (1824) – A l’atelier à neuf heures. Laure venue. Avancé le portrait. C’est une chose singulière que l’ayant désirée tout le temps de la séance, au moment de son départ, assez précipité à la vérité, ce n’est plus tout à fait de même ; il m’eût fallu le temps de me reconnaître » (page 68) et toujours Delacroix : « Mardi dernier, c’était le 15, une petite femme, de dix-neuf ans, appelée Marie, est venue le matin chez moi pour poser. J’ai risqué la vérole avec elle. » (22 octobre 1822 p.31)

Raphaël et la Fornarina, thème repris par Ingres puis par Picasso, l’énigme de Léonard de Vinci et de Mona, Appelle tombant amoureux de son modèle Campaspe que l’empereur Alexandre lui a demandé de peindre (Pline l’ancien, Histoires naturelles) les thèmes du mélange et de la transgression abondent dans l’histoire comme dans les textes littéraires, celles d’Anaïs Nin dans les Petits oiseaux (appendice à Vénus erotica) par exemple dans des nouvelles comme La Maya, Un modèle, ou encore Le chanchiquito.

De la peinture à la photographie : de l’imitation à l’empreinte : le corps à corps.

Si dans la peinture l’artiste re-présente le modèle, dans la photographie l’artiste prend l’empreinte du modèle sur la surface sensible. Toute photographie suppose un avoir été-là (Roland Barthes, la Chambre claire) une confrontation au réel, toute photographie est prise, corps à corps, emprise avec le réel. Le travail de Noir Limite en 1988/89 Corps à corps était aussi un travail sur le photographique lui-même. Mon choix de travailler avec ma main sur le corps du modèle, sur l’étreinte n’obéissait pas seulement à la volonté de rendre compte de l’intérieur de cette étreinte, c’est-à-dire du point de vue d’équivalences visuelles de la sensation et de la subjectivité et non d’un point de vue extérieur, mais aussi à cette volonté de reposer la question de l’immersion dans le réel photographié, toute prise photographique est immersion dans le réel, il faut avoir été là, s’y être frotté. La photographie est donc éminemment compromettante. Et éminemment physique. De la prise photographique à la prise amoureuse, même symbolique, il n’y a pas d’écart fondamental.

Du jeu sans enjeu autre que l’œuvre

Le projet Artiste et modèle(s) doit être ce qu'on appelle le projet d'une mise en abîme, puisque le modèle joue à être le modèle et l'artiste à être l'artiste, mais ils sont effectivement le modèle et l'artiste... Si il y a prise, il y a de l’autre côté, du côté du modèle offrande. Celle-ci est possible puisque le moment de la prise de vues est celui d’une fiction.

Jean-Claude Bélégou

Considérations préalables sur le projet

Samedi 14 février 2004

Jean-Paul Gavard-Perret

LE PHOTOGRAPHE ET SON MODELE : PORTRAIT DE L'ARTISTE EN ASSASSIN

 

Reprenant un travail d'autoportraits entamé avec les séries "Visages" et "Erres" (années 1990) et le croisant avec une autre série des années 1980, "Corps à corps" où il s'interrogeait sur la relation au modèle, Jean-Claude Bélégou aborde avec "Artistes et modèle(s)" l'un des fondements de l'histoire non seulement de la photographie mais de la tradition picturale. Le modèle est à la fois celui que l'on imite

(analogon) mais aussi celui que le photographe (dans son cas) façonne et re-crée (poesis). Mais le travail de l'artiste "tire" ici le problème moins du côté de l'imitation (portrait psychologique ou social) que du côté de la création. Ce qui anime le travail d'un tel artiste demeure surtout (même si le "reste" n'est pas exclu) ce qu'engage la mise en scène d'un modèle selon son imaginaire dans un travail mixte (couleurs ou noir et blanc) au sein de cet étrange couple que Bélégou entretient d'une part avec la femme, d'autre part avec sa propre histoire existentielle et esthétique.

Pour un tel créateur la femme (sujet et parfois objet pour certaines

séries) est un élément majeur de la fascination et parfois d'un certain tragique. Cependant dans un tel face à face et même si celui qui est derrière l'objectif semble le maître, on peut se demander qui du maître ou du serviteur est l'esclave ou si l'on veut qui est sujet et qui est objet. D'autant que tout modèle (qu'importe le sens où l'on prend ce

terme) agit forcément comme repoussoir au sein même de la fascination qu'il opère De victime potentielle le modèle en effet dans son abandon n'est-il pas celle ou celui qui vient sauver les meubles de l'imaginaire de l'artiste ? Bélégou a toujours tenté de pousser vers les plus extrêmes conséquences ce qui fait spectacle dans ce face à face. Faut-il alors le préciser : celui-ci n'est en aucun cas le fonds de commerce de l'artiste mais le "prétexte" majeur afin de percer les rouages les plus exacerbés de la machine humaine dans sa relation à l'Autre.

Certes dans chaque prise il existe un crime. Il n'y a donc presque jamais contradiction entre crime et esthétique mais connivence, parfois abusive mais parfois nécessaire. C'est donc généralement un ferment de l'art qui ne s'en prive pas en reprenant les grandes poses mythiques, historiques, religieuses dont l'histoire de l'art regorge. Ainsi, tandis que la société repose (toujours et quoiqu'on dise) sur le tabou du sexe et les interdits fondamentaux qui assurent à l'édifice social sa stabilité, Bélégou en fait le centre de sa quête au sein d'un système qui n'est pas seulement cathartique. Depuis toujours la femme le fascine dans sa dimension "esthétique". Et la montrer, c'est pour Bélégou un moyen de se montrer dans une sorte traité de "philosophie dans le boudoir" ou dans le jardin en poussant le bouchon très loin et en évacuant toute pornographie (cet érotisme des autres). Dès lors Bélégou pourrait faire sienne la phrase de Sade dans le livre dont le titre a été emprunté un peu plus haut : "Aucune action quelque singulière que vous puissiez la supposer est vraiment criminelle ou vertueuse. Les vertus d'un autre hémisphère pourraient bien être des crimes pour nous".

C'est pourquoi Bélégou, s'il fait de son esthétique quelque chose d'éminemment existentiel, il se refuse à toute intrusion de moralisme.

D'autant qu'à qui connaît l'artiste sait qu'il n'existe chez lui face à son modèle aucun désir même caché de manipulation perverse. Ses modèles ne sont pas de simples modèles. Leur apport est le fruit d'une transaction gagnant-gagnant dont l'enjeu est fixé par les deux parties en présence.

Rien de plus "naturel" donc que la sophistication, la mise en scène des œuvres d'un artiste pour lequel le modèle pictural n'est jamais projeté sur ses prises mais contenu dans son esprit. Bélégou est donc un des rares où citer des illustres ancêtres (peintres ou photographe) ne représenterait qu'une commodité de la conver(sat)ion critique. Et l'effet paroxysmique de son travail sur "Artistes et modèles" où les deux sont pour une fois à l'image tient à cette évidence relative patente dans laquelle les deux protagonistes (se) fascinent parce que les extrêmes fascinent et que soudain l'on comprend mieux ce que sous-entend l'art de la prise de vue. On a ainsi parfois l'impression que l'épreuve photographique change de camp. L'activité mimétique du photographe captant dans la femme non ce qu'elle est, mais ce qu'il peut ou veut en voir donner à penser comme captivé par sa propre image dans laquelle se confondent les visages de la "victime" et du "bourreau "

(sic). Au modèle passif fait place une femme qui dans l'abandon lascif s'active dans un mouvement autant de retrait que d'exhibition à devenir le langage lui-même de l'artiste (à son insu) au sein de la pose sacrificielle que celui-ci demande à la première.

Bélégou n'a cesse dans cette série de mettre à jour ce transfert qui d'une manière bien différente fut déjà mis en scène dès 1842 dans le "

Portrait ovale " de Poe. Dans ce texte, la vie passe intégralement de la réalité à l'art, du modèle à la toile en laissant celle-là pour morte.

Elle devient donc victime malgré elle comme le peintre se transforme en assassin malgré lui. La nouvelle s'achève sur ce transfert accompli et "

réussi ". Reste le coût de celui-ci au moment où Poe conclut : " En vérité c'est la Vie elle-même ! il (le peintre) se retourna brusquement pour regarder sa bienaimée - elle était morte ". Poe offre ainsi cette " ouverture " qui s'oppose à un autre texte sur la peinture de la même époque " Le chef d'œuvre inconnu " de Balzac où le romancier propose le trajet inverse qui tend à la magnificence et l'étendue infinie de la vie par l'art. Mais chez Bélégou la victimisation du modèle est ainsi retournée même si dans certain de ses clichés l'artiste qui "arme" son appareil et la femme étendue sur un lit en arrière-plan ne sont pas sans rappeler ironiquement des scènes de meurtre selon des clichés qui rappellent ceux de la vieille revue défunte " Détective ". Des figures d'assassins et de victimes y étaient mêlées en des montages anonymes au sein desquels la différenciation n'est presque plus possible entre les uns et les autres.

Chez Bélégou, il s'agit bien sûr d'un meurtre métaphorique (et la métaphore, elle, cicatrise) mais aussi dans le même esprit d'un suicide artistique, sorte de vérité de la criminalisation au cours de laquelle l'"assassin" devient son propre meurtrier (ce qui ne serait pas sans satisfaire un Michel Journiac par exemple). Nous assistons peut-être (en extrapolant quelque peu) à une nouvelle religion (athée) de l'art qui laisse l'artiste en position de victime d'un genre très particulier :

celui de bourreau dandy, grand prêtre sacrificateur et victime sacrifiée. Mais dans son rapport avec le crime qu'il s'autorise, Bélégou montre combien l'artiste possède une place douteuse. Même si en menant le jeu il affirme sa "distinction " - pour parler comme Bourdieu - , ou sa " différance " - pour parler comme Derrida - puisqu'il jouit d'une place de choix au sein de la société qui le reconnaît peu ou prou comme "artiste". Certes Bélégou n'a pas besoin d'aller jusqu'au bout de la logique que souligna Pierre Molinier : " lorsque l'artiste est incapable d'assumer son rôle et que son œuvre barre la route à cet autre qui n'est que lui-même l'alternative reste le meurtre-suicide ". Chez le photographe en effet l'œuvre ne barre pas la route à l'autre : elle l'ouvre au contraire en évacuant ou en soulignant bien des équivoques.

Le couple artiste-modèle (criminel-victime) lorsqu'il s'agit de l'art n'est pas aussi simple qu'il y paraît car l'un est le produit de l'autre en un mouvement conscient et inconscient . Plus que "meurtrier" de son modèle, l'artiste en demeure ainsi l'esclave dans une suite d'"incartades" que Bélégou met en scène afin de faire éclater de manière conséquente son propre langage. Si "crime" il y a chez un tel photographe, c'est pour partir à la recherche d'un monde perdu. Son voyage et son "crime" initiatique permettent non seulement de prendre le bas pour le haut, l'obscurité pour la lumière mais offrent la possibilité d'aller à la racine de ce rapport . En ce sens le photographe est proche d'Artaud lorsqu'il explique dans une lettre à Henri Parisot : "ce n'est pas Jésus-Christ que je suis allé chercher chez les Taharumaras mais moi-même hors d'un utérus dont je n'avais que faire". Surgit l'espoir d'un hymne à la joie, à l'extase métaphysique mais aussi quasiment physique d'une liberté reconquise du modèle comme du créateur.

Mettre à l'image celui qui la fomente ne revient pas à détruire la magie de l'art mais à la retrouver. Une telle transgression plastique ouvre l'art plus qu'il ne lui offre un démenti. La photographie ne se contente pas de retourner ses armes contre elle-même elle reste le lieu du mouvement, le lieu où les choses mutent. C'est un des enjeux forts de la photographie qui doit toujours se confronter à l'ébranlement et au dépassement brutal de ses limites. Capter une image c'est à la fois ne plus sortir de soi et ne plus y être. En montrant comment cela se fomente, l'artiste - en mettant en scène victime et bourreau - avance face à un corps qu'il invente et qui l'invente. La photographie est quelque chose qui nous échappe et où l'on se perd, c'est une image arrachée à une image. La photographie demeure chez Bélégou ainsi toujours ce qu'elle est pour lui : tentation de vie, comme attraction terrestre. C'est aussi exprimer à travers elles leur contraire, prendre le parti ni du mal ni du bien mais renoncer à la douleur, au malheur, au sacrifice, au supplice, au renoncement et à la privation. Contre le sommeil de l'homme englué dans les apparences il n'y a que des artistes éveillés qui - en révélant le rapport qu'ils entretiennent avec leur modèle- puissent réveiller le voyeur, lui donner le goût de la vie par ce qu'on osera appeler la beauté.

Jean-Paul Gavard-Perret, 2008