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Jean-Claude Bélégou Noir Limite's years RITUALS : THE EARTH / THE DEATH (1988/1989)

 

la terre

 

The serie The Earth is part of the elements cycle (Rituals), constituated of three other series : The Veils, THE WATER and The Flesh. The earth was the second serie to be realized within the group Noir Limite for their exhibition The Death. It was shown in 1991 at the former slaughter house of the city of Le Havre. A catalogue of this exhibition was published with texts written by Jacques Henric, Bernard Lamarche-Vadel and Jean-Claude Lemagny.

Galerie La Passerelle, Tours ; Prieure De Graville, Le Havre ; Maison Des Arts, Evreux ; Palazzo Cigogna, Busto Arsizio ; Anciens Abattoirs, Le Havre ; Espace Monoprix, Rennes ; Musée Nicéphore Niepce, Chalon Sur Saône ; Galerie Municipale Du Château D'eau, Toulouse.

Rituels, Black and white photographies on double-weight, fiber-based paper 30 x 40 cm & 75 x 117 cm printed by the artist, limited editions ,delivered matted, numbered and signed.

 

 

La terre.

 

Mort : destinée de nos oeuvres, sublimes et dernières vanités, propension futile à nous reproduire, nous accoupler avec le monde, délire alchimique du verbe et de la matière, copulation monstrueuse du vivant et du mort.

La mort fertilise le terreau de nos destinées comme l'inanité de nos oeuvres, dont le trésor incommensurable est d'être l'art : union intime du verbe et de la matière.

A quoi ressemble un cadavre ? A quoi ressemble un mort ? O qu'il serait rassurant que vivante et morte se distinguent d'emblée comme deux réalités n'ayant rien à voir. Un blessé ressemble à un blessé, un corps disloqué, éclaté des images de guerre à un corps disloqué, éclaté de la guerre. Mais la mort ? L'indicible mort ? La mort est invisible à l'image immobile, à l'image morte.

La mort est obscène, pernicieuse, perverse : perte de conscience et perte de désir, l'antre du corps n'est plus qu'une bouche bée d'une extase définitive et sans existence.

Toute logique de création est une logique sacrificielle.

 

Faire travailler la matière inerte à la saisie de la matière vivante, en lui asservissant le fluide dynamique, ondulant, de la lumière.

Reproduire en une germination corpusculaire, dans le trou secret de la chambre noire, procréation magique, fécondation habitée du rêve d'éterniser ce sublime moment, et de prolonger la vie en l'oeuvre.

Terre, sable, gravier, cendres bois calciné enceignent la chair.

La main et l'oeil agissent en ces gestes rituels de mouvoir le corps, le modeler, le couvrir, l'ensevelir, lui donner forme, vie et mort, immoler le modèle à la destinée de l'art, puisque aussi bien ensuite, ces gestes de ma main accomplis, il s'agit de prendre.

Travail poignant, accompli de la Toussaint aux Pâques ( sans qu'il y ait lieu là à préméditation ) jusqu'à ce que le terreau dans la salle obscure fertilise et germe. Herbes poussées dans cette chambre noire étale d'un cosmos miniature, de ma cervelle étalée, jetée là, d'un noir d'ambre.

 

Jean-Claude Bélégou

 

« Dans un ancien abattoir fermé depuis cinq ans où les tirages sont accrochés sur des filins d'acier reliés à des pylônes de béton gris, le groupe Noir Limite expose sa deuxième création sur un sujet commun : la représentation de la mort.
Jean-Claude Bélégou saisit la mort comme un acte d'amour. Enfouie dans l'obscurité, la chair en décomposition, couverte de sable et de suie, est littéralement avalée par la terre. La matérialité de la lumière autant que l'identité de la mort constituent le sujet de cette vision tourmentée. Pour Bélégou, la prise de vues est un rituel violent où l'histoire individuelle et l'histoire collective se rejoignent. La substance, le poids du corps putrescent, cadrés sans pudeur sous tous ses angles, illustre le manifeste Noir Limite : <<Ce qui est douloureux dans la proximité, c'est la distance qui demeure.>>
Yves Trémorin a choisi de fixer par des fragments d'anatomie (pieds et mains) les signes de la désincarnation physique. Illuminés de l'intérieur, ces membres inertes, posés sur une couverture, sont enfouis dans la pénombre. Les plis, commissures et stries des moignons écornés accréditent l'idée que la mort est plus forte que la vie. le dialogue de l'ombre et de la peau ridée, tannée, érodée, est l'objet de ce travail rigoureux qui a pour enjeu le sens des formes. En cadrant la beauté des mains, agrippées ou détendues, ou cet oeil blanc rivé sur l'éternité, Yves Trémorin témoigne d'une tendresse retenue, à rapprocher de celle qui émanait des émouvants portraits nus de sa grand-mère.
Florence Chevallier, entourée d'accessoires rudimentaires (fleurs, bijoux, bougies) compose un petit théâtre dont elle joue tous les rôles fardée, peinte, maquillée, couverte d'un linceul, elle s'exhibe sans pudeur à travers une série de personnages (madone, princesse, putain ou fée).
Sincérité et dérision se mêlent dans ces scènes imaginaires et poétiques liées à l'enfance. L'iconographie de ces tableaux funéraires parodie les stéréotypes de la mort figurés dans les images saintes. Par ce jeu de miroirs avec son double, Florence Chevallier accomplit une sorte de voyage exotique et initiatique dans l'au-delà. Ses coloris suaves et aigre-doux rompent pour la première fois avec le langage du noir et blanc spécifique de Noir Limite.
Suite du travail opéré sur le <<corps à corps amoureux>>, ces soixante-quinze oeuvres développent les interrogations esthétiques sur la substance même de la photographie menée marginalement par le groupe Noir Limite depuis sa création en 1986.»

Patrick Roegiers, Le Monde du 5/4/91 Jouez avec la mort.

 


«Le groupe Noir Limite qui depuis cinq ans se distingue par la rigueur de ses travaux expose aux Anciens Abattoirs du Havre sa troisième création. Florence Chevallier, Yves Trémorin, Jean-Claude Bélégou, ont pris le parti de la provocation et de la séduction. Les avis les concernant seront donc tranchés. Insoutenables ou fortes, les images de Noir Limite méritent l'attention, elles parlent sans voyeurisme de notre devenir que l'on soustrait souvent  : la mort.»

Nathalie Luyer, Vis à Vis International n°9.

 


<<Le Groupe Noir Limite s'est donné pour mission de constituer son oeuvre sur la lisière de ce qui est figurable. Que la censure sous sa forme brutale l'ait atteint est regrettable certes, mais rien n'est censurable aujourd'hui que parce que tout le reste est déjà censuré : l'homme séparé de lui-même, de son espèce et de sa fin par la puissance active contre lui des chiffres.
Que cette oeuvre manifeste au présent l'abolition virtuelle inéluctable de chacun, que la mort soit par le génie propre de la photographie notre passé, notre présent et notre devenir. Mais cette interdiction promontoire du désir de soustraire et d'effacer, outre qu'elle révèle l'efficacité de ce qui est révélé, révèle aussi que l'espèce entendait encore se défendre de sa condition ; signe instructif pour chacun que l'espèce allait à sa perte en se niant quant à son destin, en niant l'image de ce dernier.
Préparons ensemble la bonne mort de chacun, c'est aussi affaire d'images acceptées, défendues, supportées par tous>>
Rien mieux que cet extrait du critique d'art Bernard Lamarche-Vadel, repris dans le catalogue, ne pouvait introduire notre présentation de ce qu'il est convenu d'appeler un événement artistique de tout premier ordre (...)
Rappelons que le groupe Noir Limite réunit trois jeunes artistes : Jean-Claude Bélégou, Florence Chevallier et Yves Trémorin. Tous trois se sont rencontrés à Arles en Juillet 1984. De la convergence de leurs travaux et préoccupations est né en Janvier 1986 le groupe Noir Limite.
«Noir Limite, selon son manifeste, est le noir de la matière photographique, cet attachement à la réalité de la photographie, le noir d'une certaine vision du monde, un retour à l'homme, la souffrance, la jouissance, le tragique, à la subjectivité, à une jouissance esthétique. Le retour au corps au-dedans, à l'extérieur. La simultanéité de la profondeur de la surface de la peau et celle de la photographie. Une surface, une matière à vif, à nu, une surface qui dise ses entrailles...»
Cette troisième création Noir Limite nous remet en mémoire les difficultés que la précédente, travail sur le corps à corps amoureux, avait et continue de rencontrer, notamment censurée à Bourges et près de Milan. A n'en pas douter cette étape au Havre, dans cet abattoir-cathédrale, va encore faire hurler l'enfer des «bonnes intentions.»
Difficile d'imaginer cette exposition, son environnement : un haut lieu de boucherie de 1500 m2 construit après guerre sur le port ; son contenu : soixante-quinze photographies de grand format (80*120 cm); son thème : ce dont personne ne veut entendre parler, c'est-à-dire le tabou qui pèse sur la représentation de la mort ; sa séduction et sa provocation : sa mise en images exigeant du spectateur << un rôle actif par une «mise en danger» de son regard et de ses émotions.>>
Avec Jean-Claude Bélégou, nous assistons au retour à la terre, au repos, à la mort. Mais dans cet environnement de terre le corps n'est pas un décor, ni un lieu exotique, c'est aussi un terrain d'argile (berceau, labour, racine, sève) et biologique, physiologique. L'artiste prend en compte la terre comme étant encore lieu des forces intérieures, lieu d'intimité, lieu de bouillonnement des sèves, de maternité, de pénétration. C'est l'étreinte terre chair qui permet encore l'échappée sensuelle. Selon un proverbe maori, la terre est une mère qui ne meurt jamais.
Pour reprendre l'expression de Jacques Henric, autre préfacier et co-invitant à l'exposition, <<Le nu réembarque pour une glaise dont il n'est pas sorti. Ce n'est pas une fin, c'est un commencement. Pas une mort. Un acte d'amour.>>
Yves Trémorin traduit la mort en posant son regard sur les centres de perception du corps, de mobilité, sur ce qui ont permis au corps d'être dans l'action, d'exprimer ses vouloirs et ses pouvoirs, ce qui le rendait être unique dans ses facultés propres. C'est la fin du mouvement, du geste, de l'action. De ces gisants anonymes il ne montre que des extrémités : pieds, mains, oeil, parties de chair usées, entamées, érodées par la vie, toujours baignés d'une espèce d'aura de vie.
La série de Florence Chevallier surprend d'abord par la couleur et la propre mise en représentation de l'artiste. Elle comporte aussi deux volets. Le premier réunit les photographies réalisées au départ de la série. le travail sur la couleur est encore proche du noir et blanc et conserve une part d'ombre et de mystère, ce qui sera abandonné par la suite.
C'est sans doute la part la plus séduisante parce que romantique. (...)
Le second volet ne flatte plus l'oeil. C'est une véritable provocation, un sacrilège baroque, une mise en scène du dérisoire, un long ricanement soigneusement ponctué de fleurs, des «jeux interdits» lucidement exaltés. (....)
Florence Chevallier met en scène les image de la mort, de sa mort. A leur tour elle donne l'imagination de la mort. Un tel réalisme empêche tout essor poétique, toute échappée, fut-elle lyrique ou érotique. (...)
Avec son exposition «Corps à corps», puis avec celle sur la mort, Noir Limite confirme son refus de prendre le corps comme lieu mental. Il entreprend ce corps comme un terrain à risque, un lieu géographique où il y a lieu de prendre tous les risques, y compris celui de s'y dissoudre. La photographie du corps doit être un résultat physique, une affirmation d'existence charnelle.
Noir Limite renforce la radicalité du corps, lieu élémentaire de vécu (sexe et mort) et lieu combinatoire (sexe-vie et mort), vide de toute rhétorique idéaliste au nom de laquelle on a l'hypocrisie de la nier.
Nous sommes en présence d'une immense provocation. C'est certain. La vie, l'amour, la mort sont à ce prix. <<Qui laisse une trace laisse une plaie>> a écrit Henri Michaux. Que cette sublime provocation reste en nous comme une trace, et plus qu'une trace photographique. Que subsiste en nous la plaie salutaire.»

Pierre Bastin, La Wallonie, 12/4/91, Noir Limite aux abattoirs.

 


« C'est dans les docks, c'est dans un lieu complètement exilé, dans un ancien abattoir raclé jusqu'à l'os, aux carreaux crevés, où seule persiste l'ossature de béton gris, c'est là que sont accrochés sur des filins d'acier les 75 tirages du groupe. Il y a chez eux une forme de ténacité à part.

Patrick Roegiers, France Culture 25/5/91.

 


«Que du brut, du béton de l'extra, aujourd'hui, ça déménage.... <<Préparons ensemble la bonne mort de chacun, c'est aussi affaire d'images acceptées, défendues, supportées par tous>> écrit Bernard Lamarche-Vadel, critique d'art et l'un des supporters connus (avec Jean-Claude Lemagny et Jacques Henric) du groupe Noir Limite, créé en Janvier 1986,. Soit Florence Chevallier, Yves Trémorin et Jean-Claude Bélégou, <<Trio infernal>> prompt à dégainer des images incendiaires et des réactions itou : parfois, censure! Thème de leur dernière stupéfaction, La mort. Corps défigurés par la terre (Bélégou) mouillé de fougères ou vampirisé par le néant (Chevallier) stigmatisé en morceaux choisis, la mort n'est pas facile à encaisser, encore moins à choisir.»


Brigitte Ollier, Libération, 4&5/5/91.

 

 


« A l'évidence, l'endroit tient du religieux. On y respire un abandon qui réclame le drame et la passion. Au-dessus de nos têtes des centaines de petites vitres forment un vitrail désespérant. Elles se sont brisées sous l'assaut d'anges armés de frondes. Des brèches par où s'engouffrent le vent et le bleu du ciel.
<<De l'érotisme, il est possible de dire qu'il est l'approbation de la vie jusque dans la mort>> a prévenu Georges Bataille. Noir Limite nous entraîne sur ce chemin de croix périlleux. les visiteurs claudiquent, un pas dans la vie, l'autre dans la mort. Un pas dans le divin, l'autre en enfer...
Jean-Claude Bélégou a surpris une femme ensevelie. Le corps nu du cadavre est des plus accueillants. Cuisses ouvertes. Le sexe semble huilé (saintes huiles!) comme pour un ultime désir. La terre obscurcit le ventre, les seins, le visage et les cheveux de la morte à la manière d'un suaire délicat. La chair est fraîche. La mort douce. En écho nous revient un passage du récit du père Gracian après l'exhumation de Thérèse d'Avila. Aucun cheveu ne manquait. Le corps était charnu des pieds à la tête, le ventre et les seins <<Tels que s'ils n'eussent point été faits de choses corruptibles>>. Nous aimons imaginer Thérèse belle comme cette morte à la peau encore frissonnante.»
La mort vue par Florence Chevallier est d'un kitsch extra. On songe au luxe de pacotille exhibé dans certaines régions d'Italie, d'Espagne ou du Mexique en de pareilles circonstances. Toc et religieux font bon ménage. Sexe et sacré aussi. La démonstration fut faite de nombreuses fois. Madone enguirlandée, Bienheureuse fleurie, Florence Chevallier met en scène la mort dans une débauche d'étoffes colorées. Un diadème posé délicatement sur sa tête, elle nous fait penser aussi enveloppée de fourrure sombre, aux derniers moments d'une reine. Mais une reine offre-t-elle ses seins, ses hanches, sa toison à la postérité? Hélas non. Mais la mort ainsi fardée, presque coquette, ne peut faire oublier que la pourriture guette. Une partie de cache-cache perdue d'avance par les mortels.
La camarde, c'est aux extrémités du corps que Yves Trémorin l'attend. c'est par là que le froid arrive. Gros plan sur ce pied qu'autrefois le croque-mort mordait pour s'assurer du décès de son client. Arrêt sur la main, paume ouverte sur le ciel. main qui fut caressante et travailleuse. Yves Trémorin creuse chaque ride, chaque pli. Nos membres se fanent vite. profitant de leur immobilité, il saisit ce que le mouvement - la vie - dissimulait. La mort n'a rien à cacher...

Pascal Colé, Les Infos.

 


Pour fêter le vingtième anniversaire de sa galerie, Agathe Gaillard présente des oeuvres sur le thème de la beauté. C'est surtout une réponse au développement d'images difficiles, sur le thème du corps notamment, qui ont foisonné dans les années 80 Avec ses convictions qui échappent à tout discours officiel, des choix parfois contestables mais portés par des mots bien à elle, Agathe Gaillard tient, depuis vingt ans, la barre de sa galerie de photographies, où le visiteur est accueilli par des pivoines blanches avant d'être invité à reporter ses impressions sur un livre d'or. Quand l'idée même de vendre de la photographie passait pour incongrue, « Agathe », comme on l'appelle, était là. Elle défend et vend les grands classiques comme André Kertész, Henri Cartier-Bresson, Bill Brandt, Manuel Alvarez Bravo, Mario Giacomelli, Edouard Boubat, Gisèle Freund, Jean-Philippe Charbonnier... Cette galerie accompagne également l'oeuvre de Ralph Gibson, a vu naître les couleurs parfumées d'enfance de Bernard Faucon, le journal autobiographique d'Hervé Guibert, les images magiques de Hughes de Wurstemberger. Tous ces photographes, on les retrouve dans cette exposition-anniversaire, sensible et émouvante, sur le thème de la beauté. Elle est à la fois un manifeste de ses choix et une critique d'une certaine photographie dite plasticienne qui, dans les années 80, a envahi les circuits de l'art contemporain centres d'art, galeries, fonds national et régionaux d'art contemporains, foires... Il y a évidemment à boire et à manger, du remarquable et du quelconque, dans cette tendance aux ingrédients multiples : refus radical du reportage et de l'appareil comme simple enregistrement de la réalité, grands formats proches du tableau, mises en scène millimétrées débouchant sur des fictions, travail autour du flou, du détail, de la matière. C'est bien une autre façon de saisir l'insaisissable, une autre façon de voir ce qui est proposé. Il y a surtout une présence trop accentuée pour être fortuite du thème du corps. Le sujet est vieux comme la photographie, mais, dans les années 80, ont fleuri des images d'un corps meurtri, douloureux, morbide, malade, maltraité, lacéré, déformé, voire décomposé. A la Biennale de Venise par exemple, Jean Clair a exposé les atteintes portées au corps, depuis les actionnistes viennois jusqu'à Nancy Burson en passant par les portraits à la morgue d'Andres Serrano (lire page 34 l'article de Geneviève Breerette). Citons aussi le travail du Canadien Donigan Cumming sur le corps nu et décharné d'une vieille dame, dont l'affiche a été récemment censurée dans une exposition à Nancy. Ou encore l'actuelle exposition de Joel-Peter Witkin, à la galerie Baudoin-Lebon, qui met en scène des corps décapités, portés par une chair en voie de décomposition. L'exposition « A corps perdus », présentée au printemps à Arles, était un bon état des lieux qui ne nous cachait rien de l'épiderme gluant, du grain de la peau, des poils écoeurants, de la graisse qui se mêle au muscle, de la chair vieillissante de John Coplans... En 1991, le groupe Noir Limite (Jean-Claude Bélégou, Yves Trémorin, Florence Chevalier) montrait au Havre un corps putrescent ou embaumé. Aux prochaines Rencontres d'Arles, en juillet, les festivaliers risquent d'être secoués par des images perturbantes, du corps ficelé par Araki au corps dégénéré de SudAfricains blancs par Roger Ballen, en passant par quelques amuse-gueules pétillants autour du sexe. Dans ce dernier registre, la palme va au tandem sulfureux Yan Morvan (pour les photos) et Jean-Marc Barbieux (textes), qui proposent Mondosex, un reportage pointu dans le monde de la pornographie gagné par la silicone. Il faudra un jour expliquer ce malaise qui a gagné la photographie contemporaine, se demander ce que signifie l'avalanche d'images morbides sur les cimaises quand le genre a longtemps été réservé au photojournalisme (guerres, famines, épidémies, charniers). Il faudra dire comment les ravages du sida ont influencé entre autres l'oeuvre de Peter Hujar, Nicholas Nixon, Nan Goldin, Cindy Sherman, Robert Mapplethorpe, comment les guerres ont poussé des artistes à décrire les corps meurtris (Sophie Ristelhueber, Gilles Peress, Jeff Wall). Tous montrent ce que l'on refuse de voir. Il est vrai que le public possède pour unique référence les images harmonieuses et bien composées d'Henri Cartier-Bresson. Alors le choc est trop fort, la fracture trop béante entre deux esthétiques opposées. Surtout quand on a l'impression qu'aucune nécessité, aucune urgence ne portent l'inacceptable.

Michel Guerrin, Comment les images morbides ont envahi la photographie contemporaine article paru dans l'edition du 21 juin 1995.

 

 

NOIR LIMITE : LES TEXTES DU CATALOGUE LA MORT 1991

 

"Ces gestes qui consistèrent, ici ou là, à soustraire de la vue de tous ces images ou quelques-unes d'entre elles; ces gestes de censure je les veux croire appartenir au passé. Gestes inappropriés de protection des hommes de leur Inéluctable' devenir, de leur irréductible condition Que la mort nous ronge aujourd'hui et chaque jour, et que blessés nous le soyons tous plus ou moins, c'est le signe de l'homme que de le savoir autant que de vouloir l'ignorer. t

Les années 90, je le suppose et je le souhaite, vont être des années de réinvention des proximités de l'homme. Le discrédit impressionnant qui est le sort de l'ensemble de la classe politique le dit ouvertement : nous ne voulons plus de ceux qui nous ont intérieurement civilisés contre nous-mêmes, nous rejetons ceux qui nous ont éloignés de ce que nous sommes; tous ces hommes forts et très abstraits qui confisquent journelle­ment notre vie, notre mort, nos blessures, nos souffrances, la misère, sous des déclara­tions de gestion ou des gesticulations cosmétiques, c'est simple et c'est ferme, nous nous en détournons pour aller par le chemin qui mène à nos vrais alentours, â nos proximités quotidiennes grosses de la mort aussi qui à force de n'avoir plus de logement dans des images est devenue l'image de trop de vies Que la mort soit encore la vie et non que la vie soit déjà la mort, voilà le devenir auquel nous sommes, et c'est heureux, d'une certaine manière condamnés.

Le Groupe Noir Limite s'est donné pour mission de constituer son oeuvre sur la lisière de ce qui est figurable. Que la censure sous sa forme instrumentale et brutale l'ait atteint est regrettable certes, mais rien n 'est censurable aujourd'hui que parce que tout le reste est déjà censuré : l'homme, séparé de lui-même, de son espèce et de sa fin par la puissance active contre lui des chiffres. Que cette oeuvre manifeste au présent l'abolition virtuelle inéluctable de chacun, que la mort soit par le génie propre de la photographie notre passé, notre présent et notre devenir, voilà vérité difficile à soutenir qui méritait aux yeux de certains l'interdiction. Mais cette interdiction, promontoire du désir de soustraire et d'effacer, outre qu'elle révèle l'efficacité de ce qui est révélé, révèle aussi que l'espèce entendait encore se défendre de sa condition; signe instructif pour chacun que l'espèce allait à sa perte en se niant quant à son destin, en niant l'image de ce dernier.

Préparons ensemble la bonne mort de chacun, c'est aussi affaire d'images acceptées, défendues, supportées par tous."

Bernard LAMARCHE- VADEL, NOIR LIMITE, texte paru dans le second catalogue Noir Limite

 

 

"On a souvent dit que la photographie entretenait un rapport profond avec la mort.

Photographier quelqu'un c'est le figer sur place, le pétrifier en image tel qu'il a été et ne sera plus jamais. André Bazin y a vu une momification et les reporters savent bien que leur geste décisif s'apparente à celui de tirer.

Le temps du photographe - nous a dit Jean-François Chevrier - est le futur antérieur. La pensée de celui qui appuie sur le bouton est fondamentalement un « cela aura été » culbutant l'être visé à la fois dans la mort et dans le souvenir. Et Walker Evans a écrit «le photographe est impliqué dans ce à quoi n 'importe quel moment du présent ressemblera, lorsqu'il deviendra du passé ».

Car, et à l'inverse de ce que nous croyons souvent, la mort n'est pas devant nous à nous attendre. Elle est derrière nous, à nous rattraper. Tout ce qui est dans le passé lui appartient et notamment toutes les photos. La mort nous suit et gagne chaque jour un peu plus de terrain, jusqu'au jour où elle nous mettra la main sur l'épaule...

Si on ne peut, pas plus que le soleil, « regarder la mort en face » c'est qu'elle est derrière. Et chaque photographie, conservant un instant du passé, est une petite fenêtre soudain ouverte sur le royaume immense de la mort. Chaque photographie est au fond un objet insoutenable puisqu'il nous fait voir ce qui n'est plus, qu'il nous permet de contempler tranquillement ce qui est, en vérité, devenu invisible. Dans notre univers de consommation et d'aliénation, la photographie, si vulgarisée et prostituée soit-elle, continue de faire rôder l'inquiétude d'un au-delà.

Le groupe Noir Limite ne nous parle pas ici de cette mort dans le temps, liée à l'instantané photographique. il nous parle de la mort comme forme et matière lorsqu'elle se dit à travers les formes et la matière des photographies. Il ne s'agit plus de la mort comme idée abstraite mais de la mort comme apparence concrète.

La chair de la mort c'est la décomposition. Dans son beau livre « l'Automne du Moyen-Age » l'historien Huizinga a montré comment cette époque qui ne s'est pas vue naître (le Moyen-Age s'est très longtemps pensé lui-même comme un prolongement de l'Antiquité) s'est vue mourir. En témoignent les sculptures et les peintures de « transis» rongés de vers dans lesquels le temps des cathédrales s'est regardé pourrir.

Pensons que cette mort comme horreur absolue ne pouvait être ressentie que dans un monde de chrétienté. Le christianisme a, entre presque toutes les religions, ce caractère très particulier et, au fond, très étrange, que Dieu y est du côté de la vie et contre la mort. Dieu n 'y prend pas la responsabilité de la mort, il la combat et s'y débat, comme chacun d'entre-nous. Le Christ était un être parfait mais - nous dit Saint Thomas d'Aquin - lorsque son cadavre resta un jour et deux nuits dans la tombe l'imperfection était en lui.

Dans la plupart des religions l'axe de la divinité n 'est pas placé du côté de la vie mais à la jonction de la vie et de la mort. Comme si les hommes ne s'étaient aperçus que tardivement qu'il fallait choisir.

Le couple vie-mort apparaît originel et indéfaisable. En effet, le propre du vivant est de devoir mourir et le propre du mort est de permettre la vie. Les Aztèques sculptaient des masques squelettiques d'un côté, joufflus et souriants de l'autre. Leurs statues hérissées de crânes et de tibias, qui nous effraient et nous font parler « d'images de la mort» étaient aussi bien l'image d'une divinité bienveillante et protectrice, maternelle, la Terre source de toute fécondité.

C'est dans cet axe de I'ambiguïté de la mort comme matière que se sont placés les photographes de Noir Limite. ils nous parlent de la mort au contact de la vie, juste après ou juste avant, ou mêlée à la vie par la force des symboles.

Yves Trémorin, par un regard d'une précision extrême, nous montre ces pieds, ces mains, ces membres et ce visage figés, gonflés par la mort récente et rendus à une plénitude sculpturale avant que le grouillement des vers ne viennent s'en emparer. Comme si le temps s'était réellement un moment arrêté pour eux, les figeant selon les purs volumes dans l'espace qu'ils ont toujours été mais que l'écoulement dé la vie et du mouvement nous faisait oublier.

Jean-Claude Bélégou ose affronter les épousailles de la chair et de la terre, leur étroite intimité. Ce n'est pourtant pas une horreur négative qui se dégage de ces images évidemment difficiles C'est l'impression d'une fécondité déjà là présente et irrésistible et la noire pureté des limons et de tous les humus.

« Lorsque se lèveront dans les champs d'épandage
Tant de martyrs jetés dans les égouts de Rome »
                                                            Charles Péguy

La mort parfumée et coquette de Florence Chevallier, cette mort fardée et fleurie, est ici la plus effrayante et la plus ambiguë. C'est une mort baroque et perverse où les jolies couleurs ne sont là que pour nous rappeler que les chairs sont en train de devenir verdâtres et où les guirlandes de roses nous disent « qu'elle est là qui rôde, l'incroyable odeur aigre-doux de la mort » (Céline)

Dans ce « dit des trois morts et des trois vifs», Noir Limite pose une fois de plus l'éternelle question : « Mort, où est ta victoire ?» Et ce qui est opposé ici à la mort n'est ni une hypothétique survie, ni même la fécondité qui passe par le retour du grain à la terre. C'est une sensualité profonde et robuste qui assure les aspects les plus terribles de la mort comme elle est capable d'assumer les aspects les plus rudes de la vie.

Nietzsche a dit « le sens du tragique augmente et diminue avec la sensualité». Ce qui réunit la mort et la vie en les dépassant c'est la splendeur des formes matérielles qui nous entourent et qui vont toujours se transformant de l'une en l'autre. Par sa nature temporelle la photographie nous rappelle l'universelle présence de la mort, par sa nature sensuelle elle nous fait sentir que la mort n'est qu'une péripétie de la vie qui la déborde et l'emporte à son rythme."

Jean-Claude LEMAGNY, conservateur en chef au Cabinet des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque Nationale, LA MORT, texte paru dans le second catalogue Noir Limite.

 

 

 

 « De nos jours l'abattoir est maudit et mis en quarantaine comme un bateau portant le choléra ».
Georges Bataille «

 "Voilà, il a encore sévi ! Le lieu du crime : entre « abattoirs » et « cathédrale ». Plus exactement en plein « abattoirs », en pleine «cathédrale ». Côté enfers, et côté Paradis, mais en même temps, dans le même geste, dans le bref coup de feu du même déclic, au sein du même passage en rafales de la même nuit.

Pouvait-il, le diabolique trio, rêver meilleur espace ? Le lieu où les corps tombent confondu avec le lieu où les corps ascensionnent; où les corps de pourriture se transmuent en corps de gloire, en corps de résurrection. Abattoirs, cathédrale : le « noir saint Paul», comme l'appelait Nietzsche, entre une harangue à Ephèse, un coup de gueule à Millet, une prophétie à Rome, a dû, de nuit, traîner ses sandales dans les docks et les entrepôts du Havre, préparant ainsi le terrain à ce trio de sataniques voltigeurs qui, depuis quelques années, se portent, toujours vers les points les plus sensibles, les plus menacés, les plus dangereux. du front. Car c'est bien d'une guerre qu'il s'agit, d'une guerre un peu spéciale, certes, mais une guerre, puisque en celte ligne de front où canardent mes trois fantassins d'élite - j'ai nommé Florence Chevallier, Yves Trémorin, Jean-Claude Bélégou -, des corps doivent chuter avant de se mesurer à une possible éternité. Dans la cathédrale-abattoirs, il est question, je le rappelle, de rien de moins que la mort

C'est une histoire très ancienne. Dès Lascaux, dès les premiers admirables vagissements de l'art, les clichés pris par l'homme parlent de ça, que de ça : les corps, l'érotisme, la mort. Des sexes de femmes, des hommes qui bandent, des animaux et des humains qui se vident de leurs entrailles. D'entrée, le programme est annoncé. Relire Bataille sur cette question : «L'humanité entière a vécu dans le sentiment d'un inintelligible lien de la volupté et de la mort », « Nous le savions pourtant, le secret de la mort est l'excessive jouissance de la chair (…) ; le bonheur de la mort jouit». Si vous en doutez, regardez sans plus tarder le visage souillé ou le corps arqué, sexe en premier plan, de cette femme photographiée par Jean-Claude Bélégou ; laissez-vous glisser dans ce puits de douceur terrible, sans fond, que vous ouvrent les photos d'Yves Trémorin, et où vous pourrez caresser la dure peau de ces mains pacifiées, l'orteil de ce très vieux pied de cadavérisé; voyez Mère Florence Chevallier, Sainte Chevallier Florence, voyez la vierge et archi-femme, la fleurie, la mariée, la future gravide, l'ancienne accouchée, la bénite, la couronnée, la voilée ou dévoilée, l'intacte et la meurtrie, la pure et obscène et profanée (de pro-fanum : mise au devant de l'enceinte sacrée, en l'occurrence la mort) et sauvée entre toutes Florence Chevallier qui elle, parce qu'elle est femme, se veut (et se peut) aussi bien derrière que devant la lentille de son objectif s'installe en corps des deux côtés du miroir, en exposante et exposée, offerte et offrante, toute en représentation, fardée, peinturlurée, décorée, mise en scène, opaque simulacre jouant la mort et jouissant muettement de ce jeu.

L 'érotisme, la mort : comment, par un geste d'art ou d'écriture, rester au plus près de la « diabolique coïncidence » (Bataille) de ces deux sombres planètes ? Je dirai que c'est ce qui décide de la valeur d'une oeuvre, artistique ou littéraire. Les premiers travaux de Florence Chevallier, d'Yves Trémorin, et de Jean -Claude Bélégou sont éloquents : le corps humain, et sans délais, sans détours. Le corps, c'est l'âme mise en forme, incarnée, affirment les premiers Pères de I'Eglise. Pourquoi tergiverser, perdre du temps, photographier des clairs de lune, des massifs de rhododendrons, le flou d'un ciel... Tout de suite à l'essentiel. Normal que s'étant rencontrés, les trois casse-cou (car c'est casse-cou de se pointer ainsi sur un terrain où la lave en ébullition est toute proche), se soient reconnus, compris et groupés. Deux hommes, une femme... Efficace trinité.

D'autant qu'en accord sur l'essentiel, aucun des trois ne ressemble aux deux autres. Chaque oeil a ses fossés, ses abîmes. ils peuvent exposer ensemble parce qu'ils se sont préalablement exposés, par corps interposés, dans la plus douloureuse et la plus jouissive des solitudes.

Yves Trémorin. La mort ne se lit qu'aux extrémités. Un pied, une main, le blanc d'un oeil tourné vers son dedans, une peau ridée, tannée, un ongle mal incarné dans ce qui fut verbe bien incarné et qui retourne, en beauté, à ses origines soufflées. Il y a une lumière spécifique de la mort et des extrémités. Une lumière qui vient de l'intérieur et que capte Trémorin, comme ferait à la fois le plus intuitif et le plus savant des sourciers

Jean-Claude Bélégou. Et poussière tu retourneras poussière. Mais, dans sa sagesse, l'Ecclésiaste n'a pas prévu qu'avant la sèche poussière, il y aurait l'humide, l'humus, la terre, le charbon gras, la boue, et l'accouplement érotique de ce corps de femme avec les mille éléments décomposés Tout ce qu il y a de pénétrable, de velu, de tendre, par la terre et la mort sera attendri et pénétré Le ventre est pris la chevelure, un sein, I'entour de la bouche, la raie des fesses ; les jambes s'écartent, accueillantes, généreu­ses à la terre, ô la nuit, à la mort, la vulve est entrouverte, tout le corps appareille pour un dernier Cythère. C'est du Rodin à l'envers. Le nu réembarque pour une glaise dont il n'est pas sorti Ce n'est pas une fin c'est un commencement Pas une mort. Un acte d'amour.

Florence Chevallier. Je suis ce vrai corps - là, et ce corps -là, et ce corps - là, vrai vivant et faux mort dans une vraie mort jouée d'en deçà et d'au delà la mort. Je me déguise comme tous les morts qui pour faire la fête se font la tête effondrée, les mains croisées, les bras relâchés, les yeux fermés ou renversés, les lèvres ouvertes de tous les morts qui miment et trompent la mort. Je mime avec outrance car la mort c'est kitsch. Fleurs, fourrures, bougies, bijoux, fards, voiles, tentures... Vous pensiez que ces seins là, ces hanches là, cette toison là ne faisaient pas partie du tableau stéréotypé de la mort? Allons, allons !... Eduquez-vous jeunes gens! Elle se dévoue, Florence Chevallier. Faut-il tout leur expliquer à ces gamins!

Voilà une image sainte, et elle veille sur nous. Amen.

Trio infernal? Oui, mais en étape ici au Havre, dans cet abattoir-cathédrale, pour un prochain reportage photographique sur, qui sait... la vie au Paradis..."

Jacques HENRIC , LE TRIO INFERNAL,  texte paru dans le second catalogue Noir Limite.