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Jean-Claude Bélégou Noir Limite's years RITUALS THE VEILS (1985/1986)

 

les voiles

 

Initially exhibited as an independant serie and later on associated to the series "THE WATER", "The Flesh", the serie "The Veils" is part of the1988 Noir Limite's first exhibition. The group published its first manifest for that same occasion.
The concept of serial photographic work, understood as an infinite variation on a single idea, is here carried to extremes, as well as the work in artificial lights, like his other series of the same period.

Centre Marc Sangnier, Mont Saint Aignan ; Maison De La Culture, Bourges ; Galleria Dell'immagine, Savignano/Modena ; Galerie Simonne Lhermitte, Rouen ; Siti La Defense, Paris ; Galerie Municipale Du Château D'eau, Toulouse ; Musée Nicéphore Niepce, Chalon Sur Saône ; Galerie Suzel Berna, Antibes ; Galerie La Passerelle, Tours ; Prieure De Graville, Le Havre ; Centre Culturel Bayer, Leverkusen ; CDC Le Parvis, Tarbes ; Ludwig Museum, Aix La Chapelle ; Arsenal, Metz ; Maison Des Arts, Evreux ; Espace Photo De La Ville De Paris Les Halles, Paris ; Galerie Municipale Du Château D'eau, Toulouse ; Fondation Cante, Merignac ; Galerie D'images, Les Baux De Provence ; Fundacao Gulbenkian, Lisboa ; Palazzo Cigogna, Busto Arsizio ; International Center Of Photography, New York ; Kawasaki City Museum, Tokyo ; Musée Nicéphore Niepce, Chalon Sur Saône ; Galerie Municipale Du Château D'eau, Toulouse ; Bibliothèque Nationale De France, Paris ; Conciergerie, La Motte-Servolex.

Rituels, Black and white photographies on double-weight, fiber-based paper 30 x 40 & 50 x 60 cm printed by the artist, limited editions, delivered matted, numbered and signed.

 

Les voiles.

 

Terre, eau, feu, air... Les forces cosmiques archaïques, résident dans ces matières : celle dont nous sommes faite, carne ; celles dont la chair est faite et où la chair se nourrit.

En ce tellurique métabolisme du vivant et de l'inerte, vacillent l'être et le néant, produisant en nous ce vertige sismique des grandes catastrophes et des grandes gloires de nos existences. Ecran noir sur l'abîme de la communion, proximité de ma main démiurge sur ce corps, distance du divin à notre destinée animale.

La vie est une secousse entre deux abîmes, la mort n'est ni derrière nous, ni devant nous : elle est en nous, poison de notre naissance, germe de nos maux, de nos violences, nos autolyses, nos génocides, notre barbarie.

Silence et trouble éternité.

Extase moment sublime de ravissement et de perte de soi, révélation impossible, transcendance entrevue, transfiguration insupportable de l'existence.

Sacrifice du corps à l'art : mi-simple, mi-feinte ; mi-offerte, mi-secrète ; mi-ronde, mi-déliée ; médium de mes démons, incarnation de l'esprit, sujette à ma main qui l'effleure, la touche, dans cet accomplissement rituel de la prise.

Elle implore seulement ces gestes : modeler son corps, en ployer les membres sur le sol, le courber sur le drapé, l'ouvrir, fermer, le tendre, le mouler, façonner sa peau.

Je règle sa chair ; j'applique, forme, déforme tend plisse le voile noir au long de son corps, entre ses membres, le glisse dans la bouche entrouverte, à l'intérieur des doigts, le lisse au creux de la poitrine. Le voile, seconde peau triturée, que j'étends sur son épiderme à vif, à nu, méandre de tripes autant que suaire, déchirure, la cicatrice.

Interstice, brèche dans la chair, sur la peau, ouverture, en dedans,

 

Noir linceul sur notre deuil à tout jamais, sur notre écart irréductible à l'autre et au monde. Joie d'enfer sur cette matière charnelle.

 

Jean-Claude Bélégou

 

"Corps froissés, peau voilée, membres étrangement emmêlés, le groupe Noir Limite s'expose à corps et à cris à la Maison de la Culture. Une exposition étonnante, intimiste, et pourtant terriblement exhibitionniste. Un exposition aux limites du corps humain.

Pour les trois photographes du groupe Noir Limite <<La photographie est affaire de surface, d'apparence, de donné à voir, là où l'oeil dérive sur les formes. Ce qui est douloureux dans la proximité, c'est la distance qui demeure.>>

L'énoncé de ce Manifeste n'est pas franchement simple, mais s'explique lorsqu'on regarde les 75 photographies de l'exposition. Le regard du photographe s'est exercé comme venant de l'intérieur de lui-même, en une vision parfois déformée, ou volontairement torturée, partiellement cacher pour mieux dénuder le corps humain.

Des photographies exclusivement en noir et blanc pour accentuer le contraste des courbes, nimber le modèle de mystère, où le visage n'apparaît presque jamais ou bien à demi-voilé.

Florence Chevallier n'a d'autre modèle qu'elle même, ses <<nus autoportraits>> elle les réalise grâce à une jeu de miroirs. A partir d'un corps familier, le sien, elle crée un corps d'une autre dimension par les distorsions des volumes : << Je ne cherche pas à faire une photographie de moi, dit Florence Chevallier, mais à faire de moi un multiple. L'autoportrait m'enchaîne à la photographie".

Travail plus tourmenté que celui d'Yves Trémorin. Il sculpte véritablement ses photos, torturant l'image des corps. Pour lui la sensualité, l'importance du toucher sont indispensables. Pour obtenir cette vision blessée, il plie, plisse, froisse l'image encore humide, jusqu'à une sorte d'expression de la douleur et de l'angoisse.

Les photographies de Jean-Claude Bélégou sont incontestablement les plus poétiques. Un hymne à la beauté plastique, au travers d'un voile noir et ténu. <<J'applique, forme, déforme, plisse le voile le long du corps. Le voile est comme une seconde peau triturée, que j'applique sur la peau à nu>>. Le voile est la véritable révélation du corps."

Le Berry républicain, 18/1/87


 

"Noir Limite, une exposition en trio, une rencontre proposée par trois artistes : Florence Chevallier <<Nus autoportraits>> ; Yves Trémorin <<Nus froissés>> ; Jean-Claude Bélégou <<Voiles>>.

Une présentation difficile à appréhender tant il est vrai que le corps est et reste heureusement unique. Les trois photographes <<unis>> ont préfacé leur exposition en un manifeste <<Remuer notre chair, le seul monde, seul réel des corps, crever la surface des corps, crever la surface, crever le corps.>>

Une volonté qui nous semble sans limite. Il demeure que la chorégraphie des images est présente et essentielle. En 75 photos les <<narrateurs>> de cette exposition ne cachent pas quelques fantasmes, une démarche vers l'extase, une violence, un froissement, une déchirure, un travail au corps révélé.

Peut-être manque-t-il le corps à corps de l'amour? Ceux qui continuent à admirer les <<plantureuses inspiratrices>> de Boucher seront selon toute vraisemblance interloqués."

La Nouvelle république, 28/1/87.


 

"Trois excellents photographes et pas conventionnels pour un sou...

L'intention de Florence Chevallier est de donner des représentations inédites, originales de notre corps, par des jeux d'ombres et de lumières, des distorsions et des glissements. Elle désire créer un corps d'une nouvelle dimension.

Yves Trémorin paraît soucieux de la même réalisation. Il torture les formes et triture les images afin de perdre l'identité des corps et les dépersonnaliser, cela - personne ne s'en étonnera - dans un sentiment d'angoisse. Pierre Bohran a écrit que la violence de ses images <<trahit la couleur de leur auteur qui nomme ici ses démons>>. On en frémit.

Jean-Claude Bélégou a astucieusement choisi d'habiller son modèle de voiles fins dont la disposition et les plis constituent comme une seconde peau qui fabrique ou fait deviner une autre anatomie, une autre identité et, même, constitue une autre nature. On pense à quelque gravure qui représentaient l'enfer peuplé de créatures étranges, anormales, inquiétantes.

On ne peut s'étonner de rien de ce photographe qui, dans ses <<Ecrits sur la Photographie>> se lance sans prendre le temps de respirer, à définir l'extase <<comme existence, comme moment de sublime, d'acmé, de dépassement de soi de révélation de transcendance de transfiguration.

C'est que la mode est aux propos qui échappent à toute analyse, y compris à l'analyse grammaticale, et l'introduction de la notice explicative, leur manifeste, en est un exemple remarquable! Nous y avons toutefois une jolie pensé : <<Ce qui est douloureux dans la proximité, c'est la distance qui demeure>>. Mais le sentiment et le prière rapprochent, il aurait fallu l'ajouter pour rassurer les inquiets et les insatisfaits."

G.L.S., Noir Limite : Clichés anatomiques, Le Courrier Français 24/1/87.

 

 

 

 

 

 

 


"Ces photographies de femmes drapées dans un tissu qui donne au corps la trame de la gravure, ont l'air de revenir au passé et sont très actuelles. Bélégou retrouve dans ses photographies 'empreinte de la renaissance, le geste d'un sculpteur gothique mais il met en plus un élan créateur. la mise en cause du corps passe par une dramaturgie théâtrale - par une chorégraphie parfois. Bélégou joue du voile comme le comédien du masque et passe de la vie, de la fois, de la pulsation vitale du corps à la mise au tombeau, à la méditation, à quelque Annonciation imaginaire, à quelque Tiepolo sans couleur. Le jeu force le respect tant ce travail traduit de ferveur et de plaisir, tant il y a dans ces images de volonté de déplacer l'objectif de la photographie.
Retrouvant l'aspect de la gravure en passant par la vision d'un sculpteur, Bélégou mêle les pistes et réussit son acte théâtral."

Roger Balavoine, Paris-Normandie 22/7/87.

 

 

"A mi-chemin entre la culture, l'imagerie du <<bondage>>, et la statuaire de la grande époque moyenâgeuse, on ne sait si cette oeuvre puise sa genèse dans l'enfer soufré d'une poésie <<gothique>> et profondément baroque ou si elle fait appel à un sentiment mystique d'une grande pureté. L'atmosphère du caveau galerie souligne s'il en était besoin le contenu fantasque de cette photographie <<habitée>> dont les ambiances baignent dans une lumière distillant un climat angoissé insoutenable."

Paris-Normandie.

 

 

"Chez Jean-Claude Bélégou", c'est la mort qui, par un effort inhumain une sorte d'étirement insoutenable, s'essaie à l'éternité.

Cela se fait encore par le matériau, mais cette fois grâce à une tentative de sculpture. La pétrification provient du voile qui pourtant en est le contraire tant il est mouvance et jeu, toujours entre l'opacité et la transparence. Mais le voile photographié se raidit, s'empèse et aboutit à la pierre. Le mouvement du tissu devient le pli de la statue.

Toute statue évoque en elle-même, depuis l'aventure curieuse d'Orphée et d'Eurydice, le retour de la mort et des enfers On devient statue par impatience d'éternité.

Bélégou comme Orphée revient des enfers.

Bélégou tente une renaissance... Une tentative dans l'inhumation.

L'inhumain de l'inhumation!

On voit, dans ces images, à travers les codes de notre culture occidentale, une succession de <<Descente de croix>> et de <<Mise au Tombeau>> qui aboutit carrément à la tradition romane : l'étirement des plis et de certains corps provient des tympans de nos cathédrales.

Bélégou affronte la proximité de la vie... à tel point même que ses visages deviennent subtilement la texture même de la photographie. Le voile devient trame, c'est-à-dire composante même, intime, de l'image.

Le mot "impression" reprend toute sa vigueur.

Bélégou veut dire que l'éternité, si elle existe, peut être une impression."

Paul Jay, Conservateur du Musée Niepce, 1988.

 

 

"Autre convergence, celle du nu, ou , plus exactement de la chair. On se rappelle les agacements d'Edward Weston devant les interprétations sexuelles de ses oeuvres vouées à la pureté plastique. La perpétuelle distance, aujourd'hui plus nécessaire que jamais, que la création doit maintenir envers la pornographie, ne doit pas nous cacher que, dans le domaine de l'art, la situation s'est renversée. Les meilleurs nus de notre temps n'établissent pas leur statut artistique en contournant la sensualité mais en la dépassant par son exaltation, son exagération, même. C'est dans l'extrême intimité de la chair, très concrètement, que la photographie transcende l'érotisme vulgaire. (...) Nous en prenons pour témoin le travail tout récent de Jean-Claude Bélégou, des nus sous la douche où les éclaboussures de la lumière enrobent et redoublent les éclats de la chair."

Jean-Claude Lemagny, La matière, l'ombre et la fiction : Le feuillage et la chair, La Recherche photographique n.°4

 

 

"On ne sait pas ce que peut le corps". Instituant le corps en modèle de sa philosophie, Spinoza mettait ainsi l'idéalisme métaphysique au défi : parler de la conscience et de ses choix, de la volonté et de ses décrets, questionner, comme le fait un Descartes, le mystère existentiel de l'union de l'âme et du corps, n'est que l'aveu d'une ignorance principielle, d'un masquage aveugle. Celui du corps et de ses infinies potentialités.

       A ceux qui s'étonnent devant la conscience, Nietzsche, en cela spinoziste, rétorquera : "ce qui est surprenant, c'est bien plutôt le corps".

       Se laisser étonner par le corps, et de cet étonnement prendre l'exacte mesure. Se laisser captiver, subjuguer. Du corps dévoiler l'existence intime, de la chair consacrer la mise à nu. Mais deviner aussi que, jusque dans l'espace privé se dit le lien à l'Autre, et s'énonce quelque chose du tragique de la chair. Corps intime et corps immédiatement dépassé, transcendé. Corps sacré qui, dans sa solitude nue ou dans le corps à corps avec l'Autre, dans le rapport aux éléments ou dans le devenir-cadavre, avoue sa vérité, — d'être toujours infiniment plus que la res extensa cartésienne ou la matière des pauvres positivismes.

       Et lorsqu'on est homme, se demander de la femme quel est donc le corps. De cette chair ouverte peut-être conjurer la menace. En apprivoiser les courbes et les creux, en épier les gestes, en maîtriser, parfois, les postures et les élans. De la vierge à la morte, traquer le secret.

       Au début était le corps. Vierge, c'est-à-dire naïf, intact à l'homme et au monde. Les torses et les membres sont fragiles encore, les chairs diaphanes, complices, ne parlent qu'entre elles. Comme en miroir, mon corps est le tien, ton corps est le mien. Aucune main d'homme ne vient les séparer. Rêve d'autarcie : il n'est de monde que celui que nous inventons, au creux des draps. A ton regard, je puis m'abandonner, car ton regard ne porte pas la menace du désir. Auprès de toi je puis dormir, car notre couche est intimité indivise.

       Mais ces draps de satin sombre, aux lourds plis qui ceignent les hanches, dérobent le sexe, ne sont-ils pas déjà linceuls ? Et le clair sommeil de ces vierges ne préfigure-t-il pas la mort qui, déjà, vient hanter visages lisses et seins à peine esquissés ? Si la vierge est tout à la fois mystère et menace, c'est que pour n'avoir pas connu l'ouverture dionysiaque, sa chair tout apollinienne se fait marbre, pierre, et son regard qui ne sait pas a l'éclat coupant du métal.

       La vierge initie le cycle, ou l'achève, — c'est tout un. La femme à sa toilette semble en constituer le moment heureux.

       Parce que dans la tradition picturale, le peintre y est, plus qu'ailleurs, complice d'un modèle qui a consenti à rendre public le rite privé de la toilette, qui fait don de son corps et de son abandon. Contrat implicite entre peintre et femme qui promet une peinture heureuse.

       Parce qu'ici, dans cette série photographique intitulée "L'eau", la vierge solitaire a laissé place à une femme dont les seins lourds, les hanches arrondies et le sexe sereinement montré attestent une féminité accomplie. Le bonheur serait-il possible, entre le regard de l'homme et ce corps qui s'adonne au rituel quotidien et tranquille de l'eau ? Comme une trêve dans la coupure du masculin et du féminin, comme un secret enfin levé, — vois, le mystère de mon corps, ce n'est rien d'autre que mes cheveux trempés, mes yeux plissés sous le jet, mes mains qui jouent avec l'eau...

       Mais très vite la paisible scène de genre se voit inquiétée, déstabilisée. Car l'eau, saisie dans le martèlement des gouttelettes de la douche, devient jet de pierre ou glue poisseuse. Soudain agressive, elle semble miner une cuisse, faire ployer une nuque, décomposer la belle harmonie d'un visage. Le rituel intime de la toilette se fait drame, combat, le corps apprivoisé retourne à son originelle sauvagerie. Ce sont des ravines d'eau qui désormais attaquent un paysage en proie au brutal déchaînement des éléments. Traversé de forces cosmiques et primitives, le corps de la femme de nouveau échappe, se réfugie, déjà, dans une menaçante altérité. L'eau est pluie, orage, inondation, torrent qui dévale le long des pentes, grêle de coups.

       Et cette noirceur qui vient ronger les formes, redessiner le corps, en inventer d'autres territoires, d'autres menaçantes figures : noire la chevelure rassemblée en lourdes mèches collées, gluantes, Méduse serpentine, noire la ligne des sourcils devenus broussailles, noire la bouche plaie sanglante de rouge à lèvres carmin. Noire la forêt du sexe.

       Du bout des doigts, du menton, des seins, des gouttes d'eau semblent pousser, sortes d'excroissances monstrueuses, mi-animales, mi-minérales. Jusqu'à ce visage de face, contracté, criblé de pluie en bataille, maculé de taches de rousseur, à la carnassière bouche d'ombre. Ou cet autre, encore, vaincu, yeux baissés, encagé de filets d'eau devenus tiges métalliques, barreaux.

       Derrière la prison de l'eau, le corps s'est retiré. Derrière le voile, il s'offre et recule, promet et refuse. Si la femme à la toilette semblait donner, la femme voilée énonce que rien ne sera donné, sinon la promesse — toujours différée — du dévoilement. Sous le voile de la nonne, de la musulmane ou de la veuve, se devine ce que nul homme ne saurait regarder en face.

       Reste alors la possibilité de la ruse : le regard de biais, le regard qui traverse, le regard qui joue comme le voile lui-même joue avec le corps, tantôt le façonnant, tantôt le masquant, tantôt, en un éclair d'impudeur, le révélant.

       Erotique-voilée, la femme subjugue par le don, soudain si violent, d'un sein deviné, d'un sexe dessiné par les plis de l'étoffe, d'un ventre dont la blancheur fugitivement éblouit. Mais, parce qu'imaginaire et jamais effectif, ce don est cruel. Il dit une jouissance solitaire, à laquelle l'homme ne saurait être invité : visage révulsé, bouche entrouverte, membres écartelés sous le voile, et cependant toujours intouchable, préservée comme la vierge, percée des flèches incandescentes de l'extase mystique, comme la Sainte Thérèse du Bernin, impériale et solitaire, la femme clame une muette jouissance dont à tout jamais l'homme est séparé. Démoniaque et perverse, elle réinvente pour lui les figures sacrées de la Mater dolorosa ou du Christ crucifié : mais sous le voile le blasphème éclate, qui arque les reins, fait saillir la croupe, dilate l'entrejambes.

       Vierge ou hétaïre, sainte extatique ou condamnée jouissant du martyre, tel le Chinois supplicié des Cent Morceaux qui fascina tant Bataille, la femme naît au dionysiaque, s'ouvre au vertige du dieu des abîmes et des noires fulgurances, consent à être chair de Passion, — Christ en croix, Dionysos écartelé, lacéré, épars.

       Mais elle est aussi la veuve noire, celle qui fait du voile la caresse perdue, la main défunte, celle qui commémore le rite amoureux, et sans cesse le réactive dans la mémoire de sa peau. Ou encore, la morte qui s'est perdue dans les plis et replis, noyée dans la fange d'un voile devenu boue, marécage. Ultime linceul.

       C'est que, du corps à corps amoureux au dernier corps à corps, — celui que livre le cadavre avec la poussière, avec l'humus, il n'y a point rupture.

       Bataille : "Puis au-delà de l'ivresse ouverte à la vie juvénile, le pouvoir nous est donné d'aborder la mort en face, et d'y voir enfin l'ouverture à la continuité inintelligible, inconnaissable, qui est le secret de l'érotisme, et dont seul l'érotisme apporte le secret."

       Le corps à corps délivre le corps féminin de sa solitude. S'il promeut la guerre des sexes, il en appelle aussi à l'horizon d'une possible réconciliation. S'ouvrir à l'Autre, c'est se faire l'écrin de sa tumultueuse violence. C'est consentir au don de la jouissance, jusqu'au point où les forces défaillent, jusqu'au point où le coeur vient à manquer. Dans l'exil de toute conscience, dans le renoncement à toute maîtrise, jouir c'est se perdre, au creux le plus intime, le plus obscur de soi. On ne fait jamais l'amour que pour s'égarer. Pour enfin à soi être l'étranger, l'étrangère, choc des chairs, emboîtement des torses, mains moites, qui sans cesse se cherchent, se prennent et se refusent, yeux ravagés, sexes voraces.

       Comme en ces images obliques qui disent l'avant ou l'après : lorsque les corps s'apprivoisent, lorsque la main de l'homme caresse le visage, presse un sein, enserre les hanches, — tendresse ou prédation. Lorsque la main de la femme rejoint le geste de l'Autre, retient un cri, consent, s'abandonne. Et parfois ce filet de sueur qui, scintillant sur la surface lisse du buste, trahit la crispation du désir.

       La nuit, déjà, dévorait les chairs du corps à corps, happant de noirceur joues, ventres, creux des reins. Comme si la mort, déjà, était à l'oeuvre, officiant au plus intime des corps amoureux.

       Dans la série "La terre", telle qu'en elle-même la mort se découvre : fin dernière de nos désirs, de nos plaisirs. Cela qui hantait le corps à corps, la chair mouillée de la femme au bain, cela qui se disait dans les replis opaques du voile noir, cela qui condamnait l'intacte blancheur de la vierge.

       Pour Bataille la splendeur de la fleur doit s'enraciner dans le terreau putride, et il n'est de beauté que née de la pourriture, comme il n'est pas d'amour qui ne soit transi de mort. La sublimité est bassesse et se transcrit dans l'informe.

       Informe, ce corps de femme enlisé dans l'humus, dans la grasse terre de nos ultimes destinées. Corps cadavre ou corps jouissance, c'est tout un.

       Le visage a disparu, enfoui, subjugué, le ventre est maculé de boue — "inter faeces et urinam nascimur" — , les cuisses sont largement écartées et condamnent le regard à affronter, enfin, le sexe féminin dans sa vérité : origine du monde, blessure à jamais tatouée au coeur de la chair, organe de toutes les jouissances et de tous les enfantements, ouvert aux assauts de la terre, de la pourriture, de la poussière originelle.

       Regard renversé, à jamais inaccessible, chevelure devenue torrent de boue, comme ces cadavres des faits divers que l'on découvre, mi-corps mi-terre, dans les forêts de l'agonie.

       Lorsque le corps a déposé armes et bouclier, c'est à la terre qu'il se rend. Lorsqu'il n'est plus besoin de combattre, lorsque c'en est fini du désir, à la couche des amants succède le lit ultime, le cercueil des voluptés. Ni transfiguration ni transcendance : la terre reprend sa victime comme, après une longue guerre, un bien qui lui serait dû.

Rituels De Chair Et De Mort, Dominique Baqué.